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Considéré par beaucoup comme un Machiavel moderne, Robert Greene, auteur américain analyste des notions de pouvoir, de séduction et de manipulation, centre ses réflexions sur l’adaptation des plus grandes leçons historiques à la vie quotidienne, du monde de l’entreprise à la gestion des relations personnelles et professionnelles.

Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés à l’ouvrage « Stratégie, les 33 lois de la guerre », qui parcourt plusieurs siècles d’histoire militaire et de stratégies applicables en- dehors du champ de bataille, ou, plus précisément, sur le nouveau champ de bataille allégorique que forment notamment le monde du travail, l’entreprenariat et la compétitivité. Il a vocation à armer le lecteur de connaissances pratiques qui donneront les moyens de garder l’avantage face aux conflits du quotidien. Chaque chapitre porte sur un problème spécifique auquel nous sommes régulièrement confrontés. Comment se battre avec une armée sous-motivée ? Peut-on éviter de gaspiller de l’énergie en combattant sur plusieurs fronts ? Comment réduire le gouffre entre ce que l’on avait prévu et la réalité ? Comment se tirer d’un piège ? Il ne s’agit pas de doctrines ou de formules à appliquer, mais de points de repère pour se lancer dans un combat, quel qu’il soit, de graines qui, bien plantées, feront germer le stratège qui sommeille en chacun de nous. Trois grands axes sous-tendent cet ouvrage :

  • Les fondamentaux que sont la guerre contre soi-même, la guerre en équipe et la guerre défensive (stratégies 1 à 11)
  • La guerre offensive (stratégies 12 à 22)
  • La guerre non conventionnelle (ou guerre « sale ») (stratégies 23 à 33)

Première partie : Les fondamentaux de la guerre

La guerre contre soi-même

Le mental est le point de départ de toute guerre et de toute stratégie. Un esprit facilement débordé par ses émotions, ancré dans le passé et non dans le présent, ne sachant pas être lucide dans l’urgence, sera forcément incapable de mettre en place des stratégies efficaces.

Loi 1 : Déclarez la guerre à vos ennemis – ‘La stratégie de la polarité’

Ce que Greene nous en dit : La vie est un combat sans fin, et vous ne pouvez pas vous battre efficacement sans identifier vos ennemis. Apprenez à les débusquer, contraignez-les à se révéler par des signaux et des schémas qui mettront au jour leur hostilité. Ensuite, une fois que vous les aurez bien cernés, déclarez-leur la guerre intérieurement.

Ce qu’on en retient :

Sachez identifier vos ennemis, réels comme conceptuels, en élaborant une stratégie pour les pousser à révéler leur véritable nature, puis puisez votre énergie dans l’hostilité qu’ils vous inspirent afin de définir l’objectif à atteindre. Xénophon, qui n’était pas soldat et menait une vie confortable, est parvenu au 5ème siècle avant J.-C. à réorganiser et fédérer des mercenaires grecs désorientés par les trahisons des Perses en une armée forte et déterminée. Ce fut également la stratégie de Margaret Thatcher, qui ne recherchait pas la popularité, éphémère et superficielle, mais le maintien de son image de femme déterminée, puissante et inébranlable par contraste avec ses ennemis proclamés : les socialistes, les lâches, les Argentins… Nous sommes déterminés par nos relations avec les autres. Enfant, on se développe une identité en se distinguant des autres, parfois au point de les rejeter en se rebellant. Plus vous êtes capable de reconnaître ce que vous ne voulez pas être, mieux votre identité et votre but sont alors définis. Sans cette polarité, sans un ennemi à combattre, vous êtes aussi perdu que les mercenaires grecs : concentrez-vous sur un ennemi. Cela peut être quelqu’un qui vous barre le chemin, ou vous cause du tort, secrètement ou ouvertement ; ce peut être quelqu’un qui vous a blessé ou qui s’est montré déloyal ; ce peut être une valeur ou une idée que vous méprisez et que vous percevez chez un individu ou un groupe. Ce peut être une abstraction : la bêtise, la suffisance, le matérialisme. N’écoutez pas les théoriciens qui vous disent que la distinction entre un ami et un ennemi est primitive et obsolète. Ils ne font que déguiser leur peur du conflit derrière une façade chaleureuse. L’ennemi est l’étoile polaire qui vous guide. En suivant cette direction, vous pouvez enfin partir au combat.

La mise en garde : Guettez et utilisez vos ennemis, mais en connaissance de cause. Vous recherchez la clarté, pas la paranoïa. Beaucoup de tyrans sont tombés à force de voir des ennemis partout. En surveillant des ennemis potentiels, vous êtes simplement prudent. Gardez vos soupçons pour vous ; s’ils sont faux, personne n’en saura rien. Il faut aussi faire attention à ne pas diviser les gens jusqu’à un point de non-retour. Margaret Thatcher, habituellement brillante à ce jeu, finit par en perdre le contrôle : elle se créa trop d’ennemis et conserva la même tactique, y compris dans des situations qui auraient demandé de battre en retraite.

Loi 2 : N’ayez jamais une guerre de retard – ‘La stratégie de la guérilla psychologique’

Ce que Greene nous en dit : En général, ce qui vous empêche d’avancer, c’est le poids du passé. Vous devez faire consciemment la guerre au passé et vous obliger à réagir dans le présent. Soyez impitoyable avec vous-même : pas question de répéter les mêmes méthodes. Battez-vous comme un maquisard, sans lignes de défense statiques ni citadelles exposées : tout doit être fluide et mobile.

Ce qu’on en retient :

Ne répétez pas des schémas qui ont fonctionné par le passé, mais qui sont désormais obsolètes. Les Prussiens ont perdu la bataille d’Iéna parce qu’ils ont construit leur stratégie sur leurs succès antérieurs et des stratégies militaires qui avaient 50 ans de retard, et n’ont pas su réagir face à Napoléon qui a su, lui, faire preuve de créativité avec une armée mobile et une autonomie inattendue. De même, le samouraï Maiyamoto Musashi a décimé la famille Yoshioka et l’ensemble de ses adversaires en surprenant chaque opposant de façon différente à chaque duel, par exemple en arrivant deux fois avec un immense retard au lieu du rendez- vous puis en se cachant à proximité longtemps à l’avance pour le troisième, où en venant armé d’un bâton plutôt que d’un sabre à une confrontation et en visant les jambes plutôt qu’un point vital. En vous préparant à la guerre, il faut vous débarrasser des mythes et des idées préconçues. La stratégie, ce n’est pas d’apprendre une série d’enchaînements ou d’idées à suivre comme une recette de cuisine ; il n’existe pas de formules magiques qui conduisent à la victoire. Les idées que vous glanez nourrissent votre terreau : elles sont là, ce sont des possibilités et elles inspireront une direction ou une réponse sur le vif.

La mise en garde : Quand vous, vous tâchez de vous défaire de cette fâcheuse tendance, n’oubliez pas que votre ennemi agit de même ; il apprend du présent et s’y adapte. Les pires désastres militaires de l’histoire sont autant liés à un manque de créativité qu’à la certitude de savoir comment l’adversaire va réagir.

Loi 3 : Au cœur de la tempête, gardez la tête froide – ‘La stratégie de l’équilibre’

Ce que Greene nous en dit : Dans le feu de l’action, on a tendance à perdre la tête. Il est pourtant vital de garder la tête froide, de ne pas perdre ses moyens quelles que soient les circonstances. Endurcissez-vous en vous exposant à l’adversité. Apprenez à vous détacher du chaos du champs de bataille.

Ce qu’on en retient :

Quelles que soient les circonstances, ne vous laissez pas guider par l’émotion ou la peur. Inspirez-vous du metteur en scène Alfred Hitchcock, qui préparait dans le moindre détail chacun de ses films et détaillait à la perfection ce qu’il voulait, à tel point qu’il pouvait se permettre d’être calme et détaché pendant leur tournage, alors que le reste des personnes présentes sur le plateau succombait à l’hystérie. A contrario, si vous avez une tendance à l’impatience ou à l’agressivité, apprenez à les maîtriser par une détermination sans faille qui vous permettra de relâcher ces pulsions au cœur de la bataille et non durant sa préparation, à l’image de Lord Nelson, stratège précis et minutieux qui compensait sa constitution délicate par une anticipation impeccable des possibilités et donc, une maîtrise parfaite de l’inattendu. Exposez-vous au conflit, habituez-vous à la panique en la fractionnant en tâches simples, et apprenez à rire de la bêtise des autres plutôt que de perdre du temps à la combattre et de risquer la frustration et l’épuisement pour des points de détail vous éloignant de votre but. Vous ne devez surtout pas penser que le sang-froid est une qualité qui ne vaut qu’en période troublée, dont on ne se sert que de temps à autre. Cela se travaille tous les jours. La confiance, le courage et l’indépendance d’esprit sont aussi importants en temps de paix qu’en temps de guerre.

La mise en garde : Il n’est jamais bon de perdre son calme, mais on peut se servir de ces moments pour en tirer des leçons. Observez vos faiblesses pour mieux les compenser et, en situation délicate, tentez de renverser les rôles. Vous savez ce qui vous rend fou de rage : infligez-le à votre opposant. Obligez-le à passer à l’action avant qu’il ne soit prêt. Surprenez- le, il n’y a rien de plus déstabilisant. Trouvez ses faiblesses et faites-le sortir de ses gonds en mettant les pieds dans le plat. Plus il s’énerve, moins il sera efficace.

Loi 4 : Créez un sentiment d’urgence et de désespoir – ‘La stratégie du dernier carré’

Ce que Greene nous en dit : Vous êtes votre pire ennemi. Vous perdez un temps précieux à rêver l’avenir au lieu de vous impliquer dans le présent. Coupez les liens qui vous attachent au passé. Jetez-vous dans l’inconnu, là où vous ne pourrez compter que sur vos propres talents et votre propre énergie.

Ce qu’on en retient :

Cessez de rêver à l’avenir et concentrez-vous sur le présent. Mettez-vous dans une situation d’urgence pour donner le meilleur de vous-même. Pour donner une bonne leçon aux radicaux de Petrashevsky, parmi lesquels se trouvait Fedor Dostoïevski, le tsar Nicolas imagina un simulacre de condamnation à mort. Après huit mois d’emprisonnement suite à leur position sur le servage royal, les vingt-trois radicaux arrêtés furent réveillés pour connaître enfin leur sentence. Ce type d’offense se payait généralement de quelques mois d’exil. Quelle ne fut pas leur surprise (et leur désespoir) lorsqu’ils furent conduit en place publique, informés de leur condamnation à mort, absous par un prêtre et encapuchonnés pour leur fusillade devant des cercueils prêts à être chargés… Ce n’est qu’à la dernière seconde qu’un courrier apparut en carriole et déclara que le Tsar avait décidé de les gracier. Profondément marqué par cette expérience, Dostoïevski se souvenait d’avoir pensé « Si je ne meurs pas, si je ne suis pas tué, ma vie semblera soudain infinie, une éternité tout entière, chaque minute sera un siècle. Je profiterai de chaque instant, je ne gaspillerai plus une seule seconde de ma vie. ». Certains s’apitoyèrent sur son sort, sur les années de travaux forcés en Sibérie qui suivirent. Mais cela le mettait en colère : il était content d’avoir vécu cette expérience et n’en tirait aucune amertume. Sans ce jour de décembre 1849, disait-il, il aurait gâché sa vie. Jusqu’à sa mort, sa devise demeura « Faire le plus possible dans le moins de temps possible » et il continua d’écrire frénétiquement, publiant roman sur roman – Crime et Châtiment, Les Possédés, Les Frères Karamazov. – comme si chacun devait être le dernier.

La mise en garde : Si le sentiment de n’avoir rien à perdre vous motive, c’est certainement la même chose pour d’autres. Il faut donc éviter tout conflit avec ceux qui sont précisément dans cet état d’esprit. Peut-être certaines personnes vivent-elles dans des conditions terribles ou ont, pour une raison quelconque, un comportement suicidaire. Dans tous les cas, elles sont désespérées. Et les gens désespérés donneront tout dans un combat. C’est un énorme avantage. Déjà abattus par la vie, ils n’ont plus rien à perdre. Pas vous. Ne vous frottez pas à eux.

La guerre en équipe

Vos idées les plus brillantes, vos stratégies les plus novatrices ne servent à rien si le groupe que vous dirigez et dont vous dépendez pour l’exécution de vos plans est irresponsable et improductif, et que tous ses membres donnent la priorité à leurs intérêts personnels. Il faut tirer les leçons de la guerre : la structure d’une armée – hiérarchie et relations entre les parties constituant le tout – fait toute l’efficacité de la stratégie. Ce modèle militaire est très adaptable ; on peut l’appliquer à tous les groupes. Pour cela, il n’est besoin que d’une chose : avant de formuler une quelconque stratégie ou de passer à l’action, comprenez la structure du groupe. Il sera toujours temps de la modifier par la suite pour l’adapter à vos objectifs.

Loi 5 : Évitez les pièges du pouvoir partagé – ‘La stratégie du commandement contrôlé’

Ce que Greene nous en dit : Le problème d’un groupe, quel qu’il soit, c’est que chaque individu a ses propres priorités. Il faut donc établir une voie hiérarchique au sein de laquelle les gens ne sentent pas brimés par votre influence, mais suivent le mouvement que vous impulsez. Chaque membre de l’équipe doit être investi dans son travail, mais évitez à tout prix de partager le commandement, de tomber dans le piège des décisions collectives.

Ce qu’on en retient :

Centralisez le pouvoir (même si cela n’est pas « politiquement correct »), car en le partageant vous courrez assurément à votre perte. Hannibal a remporté la bataille de Cannes en 216 av. J.-C. contre les Romains, car ceux-ci étaient dirigés par deux leaders en conflit sur la stratégie à adopter. Presque deux mille ans plus tard, Frédéric le Grand, roi de Prusse et chef des armées, vainquit l’alliance de cinq grandes puissances liguées contre lui lors de la guerre de Sept Ans, notamment parce que ses décisions étaient beaucoup plus rapides que celles de l’alliance, dont les pays devaient toujours se consulter avant le moindre mouvement. À l’inverse, Gallipoli fut perdue lors de la Première guerre mondiale face à une poignée de Trucs sous-armée à cause d’un défaut d’ordres clairs et de cohésion entre divers officiers aux susceptibilités exacerbées et autorités équivalentes. En groupe, les gens réfléchissent et agissent souvent de façon illogique et inefficace ; c’est pourquoi un commandement ne peut être partagé. En groupe, les individus sont immédiatement politiques : ils parlent et opèrent en fonction de l’image qu’ils veulent donner au sein du groupe, et non dans l’intérêt de leur cause. Leur but est de plaire et de se vendre, non de gagner. Là où un individu est courageux et créatif, un groupe se montre souvent pusillanime. La nécessité de parvenir à un compromis pour que chaque vanité y trouve son compte étouffe toute créativité. Le groupe a son propre esprit, et cet esprit est prudent, lent et sans imagination, voire irrationnel. Il faut donc jouer le jeu, et tout faire pour préserver la concentration du pouvoir. Si vos ennemis se liguent contre vous, réjouissez-vous car la victoire vous est assurée.

La mise en garde : On ne tire rien de bon d’un commandement divisé. Si un jour, on vous en propose un, ne cédez pas aux sirènes de l’adage selon lequel l’union ferait la force, déclinez, car ce sera un échec et vous en serez tenu pour responsable. Mieux vaut prendre un poste moins élevé et laisser la place à quelqu’un d’autre.

Loi 6 : Divisez vos forces – ‘La stratégie du chaos contrôlé’

Ce que Greene nous en dit : Rapidité et faculté d’adaptation sont des compétences cruciales pour mener une guerre. Pour vaincre, il faut être capable de se déplacer avec souplesse et de prendre des décisions plus vite que l’ennemi. Divisez vos forces en groupes indépendants qui agissent et prennent des décisions de manière autonome. Ainsi, rien ne pourra arrêter vos hommes ; une fois qu’ils ont compris la mission qui leur est demandés, vous pouvez leur faire confiance.

Ce qu’on en retient :

Pour vaincre, il faut être rapide et réactif. Formez des petites équipes agiles et autonomes ayant chacune une mission précise. C’est ainsi que Napoléon réorganisa l’armée française avec le succès qu’on connait. Depuis des milliers d’années, on se battait de la même façon : un commandant conduisait une grande armée unie contre un adversaire plus ou moins équivalent. Jamais il ne la divisait en petites unités, car cela revenait à violer le sacro-saint principe selon lequel les forces devaient rester concentrées. En outre, des groupes dispersés étaient plus difficiles à surveiller ; on en aurait perdu trop facilement le contrôle durant la bataille. Napoléon bouscula toutes ces convenances. Pendant les années de paix entre 1800 et 1805, il rassembla différentes forces pour former la Grande Armée, qui comptait 210 000 hommes. Il la divisa en plusieurs corps, chacun doté de sa cavalerie, de son infanterie, de son artillerie, etc., et chacun conduit par un maréchal, souvent un jeune officier qui avait déjà fait ses preuves. Chaque unité, qui comptait entre 15 000 et 30 000 hommes, constituait une armée miniature, conduite par un Napoléon miniature. L’avantage de ce système était la rapidité avec laquelle chaque groupe se déplaçait. Napoléon confiait des missions aux maréchaux, puis les laissait les accomplir par eux-mêmes. On ne perdait pas de temps à transmettre les ordres, et de petites unités, moins chargées, étaient beaucoup plus rapides. Au lieu d’une seule armée se déplaçant en ligne droite, Napoléon dispersait et rassemblait sans cesse ses hommes, ce qui déstabilisait complètement l’ennemi. Pour unifier vos troupes, il vous faut trouver des exercices qui raffermissent leur confiance et les poussent à mieux se connaître. Vous verrez alors vos hommes développer une communication implicite, ainsi qu’une fine intuition de la décision à prendre. Vous ne perdrez plus de temps en transmissions interminables de messages ou d’ordres, ni en surveillance rapprochée du champ de bataille. Il vous faut aussi structurer le groupe en fonction des forces et des faiblesses de vos hommes, ainsi qu’en fonction de leur appartenance sociale. Pour cela, vous devrez être à leur écoute et les comprendre, mais aussi comprendre le monde dans lequel ils évoluent. À l’image de Sherman durant la Guerre de Sécession, qui assouplit la discipline militaire et « démocratisa » ses forces pour compenser la diversité sociale de ses troupes, ne vous battez pas contre les particularités de vos hommes. Mieux vaut savoir en tirer avantage ; c’est une façon d’augmenter votre propre force. Soyez créatif, adaptez la structure du groupe à vos besoins et gardez l’esprit aussi souple et modulable que l’armée que vous dirigez.

La mise en garde : Dans la mesure où la structure de l’armée doit être adaptée aux individus qui la composent, cette règle absolue de la décentralisation est elle-même flexible : certaines personnes répondent mieux à une autorité ferme. Même si vous préférez laisser de la marge à vos hommes, il y aura des moments où il faudra serrer la vis et restreindre les libertés. Un bon stratège ne grave rien dans le marbre ; il réorganise son armée lorsque les circonstances l’exigent.

Loi 7 : Transformez la guerre en une croisade – ‘La stratégie du moral’

Ce que Greene nous en dit : Pour que vos hommes restent motivés et gardent le moral, le secret est de les obliger à penser moins à eux et davantage au groupe. Ils doivent s’investir pour la défense d’une cause, dans une croisade contre l’ennemi abhorré. Leur survie dépend du succès de l’armée tout entière.

Ce qu’on en retient :

Efforcez-vous de motiver vos hommes et de développer leur conscience communautaire. Si Cromwell est devenu l’un des plus grands dirigeants militaires de l’histoire, si Hannibal est parvenu à traverser les Alpes et à prendre l’armée romaine par surprise, c’est grâce au moral et à la discipline dont faisaient preuve leurs hommes. Comme eux, pensez à recruter vos collaborateurs avec soin, veillez sur eux et assurez-vous de défendre une cause commune. En réalité, le problème ne vient pas de ce que vous faites, mais du fait que vous le fassiez trop tard. Vous commencez à réaliser l’importance du moral et de la solidarité quand c’est déjà un problème, alors qu’il faudrait s’en préoccuper bien avant. Toute l’erreur est là. Observez l’histoire des grands leaders militaires : pour que les soldats travaillent ensemble et gardent le moral, il faut qu’ils se sentent appartenir à un groupe et que celui-ci se batte pour une cause juste. Cela les distrait de leurs propres intérêts et satisfait un besoin viscéral que nous avons tous d’appartenir à quelque chose de plus grand. Plus ils pensent au groupe, moins ils pensent à eux-mêmes. Ainsi, leur réussite ne peut se distinguer de celle du groupe ; leurs intérêts propres finissent par coïncider avec l’intérêt commun. Dans ce genre d’armée, les hommes savent que leur égoïsme les en exclura. Ils s’accordent donc petit à petit à la conscience communautaire. N’oubliez pas que la bonne humeur est contagieuse : intégrez des gens dans un groupe animé, solidaire ; ils s’adapteront tout de suite. S’ils se rebellent et se montrent égocentriques, ils seront immédiatement mis à l’écart et stigmatisés. Vous devez amorcer cette dynamique dès que vous prenez la tête du groupe ; elle ne peut venir que d’en haut, c’est-à-dire de vous.

La mise en garde : Si l’enthousiasme est contagieux, l’inverse l’est aussi : la peur comme le mécontentement se répandent dans une équipe comme le feu sur des brindilles. La seule façon de le gérer est de l’étouffer avant que cela ne tourne à la panique et à la rébellion. En 58 av. J.-C., lors de la guerre des Gaules, Jules César se préparait à combattre le général germanique Arioviste. Des rumeurs circulaient au sujet de la férocité et du nombre des forces adverses ; l’armée était paniquée, au bord de la mutinerie. César agit sans tarder : d’abord, il fit arrêter les colporteurs de rumeurs. Puis, il s’adressa lui-même à ses soldats, leur rappelant le courage de leurs ancêtres qui avaient combattu et vaincu les Germains. Si leurs descendants étaient des faibles, tant pis pour eux, ils n’étaient pas dignes de se battre ; apparemment, seule la Xème légion résistait à la panique. Il ne partirait qu’avec elle. Alors que César s’apprêtait à marcher avec les téméraires de la Xème légion, le reste des hommes, couverts de honte, supplièrent Jules César de leur pardonner et de les laisser combattre. Un peu hésitant, il finit par accepter et son armée, qui s’était montrée si lâche, se battit comme une meute de lions. Dans ce genre de situation, vous devez agir comme César et renverser le flux de panique. Faites appel à leur fierté et à leur dignité, afin qu’ils regrettent ce moment de faiblesse et de folie. Rappelez-leur ce qu’ils ont déjà accompli et montrez-leur combien ils font honte à leur idéal. Cela les réveillera et renversera la dynamique.

La guerre défensive

Être sur la défensive n’est pas signe de faiblesse ; au contraire, c’est le comble de la sagesse stratégique, une façon extrêmement efficace de faire la guerre. Ses exigences sont simples : d’abord, vous devez utiliser vos ressources au maximum, vous battre en faisant preuve d’économie et seulement dans des batailles nécessaires. Il vous faut ensuite savoir comment et quand battre en retraite et duper l’ennemi afin de le pousser à l’erreur. Enfin, il vous suffit d’attendre patiemment qu’il soit épuisé avant de lancer la contre-attaque. Dans un monde où l’agressivité directe est fort mal perçue, vous tirez un avantage décisif du fait de savoir vous battre défensivement, en laissant l’autre faire le premier pas pour profiter de ses erreurs et le détruire, tout en ternissant son image. Ainsi, vous ne perdez ni temps ni énergie, et restez prêt pour la prochaine bataille.

Loi 8 : Choisissez vos batailles avec précaution – ‘La stratégie de l’économie’

Ce que Greene nous en dit : Nous avons tous nos limites : les talents, comme l’énergie, ne vont que jusqu’à un certain point. Vous devez connaître vos limites et savoir choisir vos batailles. Pensez aux coûts implicites d’une guerre : le temps perdu, les tractations diplomatiques gaspillées, l’ennemi qui voudra se venger. Il vaut mieux parfois attendre, affaiblir son adversaire dans l’ombre au lieu de l’affronter directement.

Ce qu’on en retient :

Faites en sorte que vos réussites ne vous ruinent pas. Évitez les victoires à la Pyrrhus, car elles sont vides de sens. Pour ne pas confronter directement Philippe II d’Espagne dans une guerre longue et coûteuse, Élisabeth Ière entreprit de l’acculer financièrement (en s’attaquant à l’économie de son pays), et de le forcer ainsi à abandonner ses espoirs de reconquête catholique. Comme elle, adaptez vos buts à vos moyens. La prochaine fois que vous aurez à préparer une campagne, mettez de côté vos plans sur la comète, vos rêveries et vos objectifs habituels ; n’écrivez aucune stratégie. Passez du temps à examiner les moyens dont vous disposez, les outils et le matériel avec lesquels vous allez devoir travailler. Voilà qui vous aidera à enraciner vos plans dans la réalité, et non dans le fantasme. Étudiez vos propres atouts, vos avantages politiques potentiels, le moral des troupes et tout ce que vous pouvez en faire. Ce n’est qu’ensuite que vous pourrez vous fixer un but réaliste. Non seulement vos stratégies seront plus justes, mais elles seront aussi plus créatives et plus efficaces. Si vous faites les choses à l’envers, que vous rêvez de ce que vous désirez pour ensuite plaquer la réalité sur vos rêves, vous allez droit vers la défaite.

La mise en garde : Économie ne signifie pas avarice, et une économie juste ne signifie pas que vous deviez absolument thésauriser. Être économe revient à trouver le bon compromis, le niveau à partir duquel vos coups portent, mais sans vous ruiner. À être trop économe, vous vous ruinez plus encore et, la guerre s’éternisant, vos coûts grimpent, sans pour autant vous donner les moyens de porter le coup fatal. Dans cette dynamique, appliquez cela à l’adversaire, forcez-le à gaspiller autant que possible. C’est la tactique du raid, qui l’oblige à gâcher de l’énergie en vous pourchassant. Faites-lui croire qu’une grosse attaque vous détruira, puis faites échouer cette attaque en prolongeant la guerre : il perdra du temps et des ressources. Un adversaire frustré qui gaspille son énergie en frappant là où cela n’atteint pas finit toujours par commettre des erreurs et révéler des faiblesses.

Loi 9 : Renversez la tendance – ‘La stratégie de la contre-attaque’

Ce que Greene nous en dit : Faire le premier pas, avoir l’initiative du combat, c’est souvent se mettre en position de faiblesse : on expose sa stratégie et on limite ses options. Préférez le pouvoir de l’immobilité et du silence, et obligez l’ennemi à entamer la marche : pour la contre-attaque, vous aurez le choix et garderez toutes les cartes en main. Si l’adversaire est agressif, appâtez-le et poussez-le à une attaque sévère qui l’affaiblira.

Ce qu’on en retient :

La patience est une tactique redoutable pour déstabiliser votre adversaire. En 1932, Roosevelt se présenta comme candidat démocrate à la présidentielle contre le républicain Herbert Hoover. Face aux critiques et à l’agressivité de Hoover, Roosevelt restait confiant et maître de ses émotions. Hoover en revanche, s’en prenant à sa faiblesse physique suite à la polio, révéla une nature mesquine et brutale qui déplut aux citoyens. Après une victoire écrasante, Roosevelt passa de l’inactivité complète à une offensive puissante qui surprit tout le monde. C’est le principe du ju-jitsu, qui enseigne l’attente du premier coup et l’utilisation de la force et de l’élan adverse pour le dominer, la transformation des atouts de l’opposant en handicap, à l’image de la stratégie de l’athénien Thémistocle qui attira la gigantesque armée de Xerxès dans le détroit de Salamine, où la taille de cette armée devint une calamité, l’empêchant de manœuvrer et la réduisant à une ligne aisément maîtrisable plutôt qu’à un bloc de front.

La mise en garde : La stratégie de la contre-attaque ne peut être utilisée dans toutes les situations : parfois, il vaut mieux prendre l’initiative et garder le contrôle en mettant l’adversaire sur la défensive avant qu’il n’ait eu le temps de réfléchir. Pour vous décider, vous devez observer la situation de près. Si l’ennemi est trop intelligent pour perdre patience et vous attaquer, ou si vous avez trop à perdre en attendant, prenez les devants.

Loi 10 : Créez une présence menaçante – ‘La stratégie de la dissuasion’

Ce que Greene nous en dit : Le meilleur moyen de repousser un agresseur est d’éviter la première attaque. Forgez-vous une réputation : vous êtes un peu fou, par exemple. Vous combattre ? Cela n’en vaut pas la peine. Il vaut parfois mieux laisser planer le doute : si votre adversaire n’est pas sûr de ce qu’un affrontement avec vous peut lui coûter, il ne cherchera pas à le savoir.

Ce qu’on en retient :

La stratégie de la dissuasion implique de renvoyer de vous-même une image forte et agressive. Il s’agit purement et simplement d’intimidation. Cinq méthodes vous permettent d’atteindre cet objectif : surprendre votre ennemi par un acte inattendu et audacieux, montrer que vous n’avez pas peur et devenir vous-même la menace, agir de manière irrationnelle afin de surprendre l’adversaire, exploiter ses psychoses naturelles comme la paranoïa, et vous créer une image de personne endurcie, brutale, imprévisible et n’ayant rien à perdre. Le porc- épic a l’air un peu bête, un peu lent ; on dirait une proie facile. Mais lorsqu’il est menacé ou attaqué, il dresse ses piquants. Si on le touche, on est sûr d’être blessé, et on sait que lorsqu’on essaie d’extraire les piquants, ils ne s’enfoncent que plus profondément dans la chair. Ceux qui ont déjà eu affaire à un porc-épic apprennent à ne jamais recommencer. Et même sans en avoir fait l’expérience, la plupart des gens savent l’éviter et le laisser tranquille.

La mise en garde : Le but d’une stratégie de dissuasion est de décourager l’attaque ; une action ou une présence menaçante sont en général suffisantes. Toutefois, dans certaines situations, on atteint le même objectif en faisant l’idiot et le modeste. Donnez-vous l’air inoffensif, battu d’avance, et les gens vous laissent parfois tranquille. Une image de benêt peut vous faire gagner du temps. C’est ainsi que Claude survécut au monde traître et violent de la politique romaine et qu’il parvint au trône impérial : il avait l’air trop inoffensif pour que l’on s’en inquiète.

Loi 11 : Troquez l’espace contre le temps – ‘La stratégie du repli’

Ce que Greene nous en dit : Battre en retraite face à un ennemi solide est un signe de force et d’intelligence, et non de faiblesse. En résistant à la tentation de répondre à l’agression par l’agression, vous gagnez un temps précieux : celui de récupérer, de réfléchir, de prendre du recul. Parfois, on peut accomplir beaucoup en ne faisant rien.

Ce qu’on en retient :

Il faut parfois savoir mettre son ego de côté et prendre du recul pour gagner du temps et mieux analyser la situation. Après avoir été évincé du parti communiste en 1934 par un groupe d’intellectuels chinois qui considéraient la révolution paysanne comme un concept obsolète, Mao finit par reprendre le contrôle de l’Armée rouge pour entamer la Longue Marche, qui allait se solder par la victoire du communisme. Cette période de repli comporte une symbolique religieuse, mystique. Ce n’est qu’en s’échappant dans le désert que Moïse et le peuple juif consolidèrent leur identité et devinrent une force politique et sociale majeure. Mahomet, de même, s’exila de La Mecque à un moment de grand danger et se mit en retraite. Jusqu’à Hadès dans L’Odyssée, chaque mythologie a son héros retiré en quête de lui-même. Si Moïse était resté en Égypte pour se battre, l’histoire du peuple juif se serait probablement arrêtée là. Si Mahomet avait affronté ses ennemis à La Mecque, il aurait été écrasé et aussitôt oublié. Le but de cette stratégie de repli est de refuser le combat quel qu’il soit, physique ou psychologique. C’est une défense, pour se protéger, mais aussi une stratégie positive : un agresseur qui ne peut combattre se met en colère ; il est donc plus facile à déstabiliser.

La mise en garde : Le repli n’est pas une fin en soi, ni une stratégie durable. Un jour ou l’autre, vous devrez faire face et vous battre. Si vous ne le faites pas, ce sera un aveu de faiblesse et l’ennemi finira alors par gagner. On ne peut éviter le conflit en permanence : la retraite n’est jamais que temporaire.