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(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)

Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples Ă  mettre en Ĺ“uvre, des livres de rĂ©fĂ©rence et des numĂ©ros spĂ©ciaux, les musts, qui dĂ©clinent une thĂ©matique en plusieurs articles rĂ©digĂ©s par les meilleurs experts en management, RH ou stratĂ©gie. Ce premier volet de la sĂ©rie des Cahiers est ainsi consacrĂ© Ă  un sujet crucial pour toutes les entreprises en quĂŞte de sens dans un monde turbulent : la stratĂ©gie. Les articles sĂ©lectionnĂ©s pour ce « must Â» sont huit incontournables pour guider votre rĂ©flexion et prĂ©ciser vos choix stratĂ©giques, toujours aisĂ©ment applicables Ă  l’entreprise-cabinet, rĂ©digĂ©s par les meilleurs spĂ©cialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratĂ©gie ? Â» jusqu’à sa mise en Ĺ“uvre.

I. Qu’est-ce que la stratĂ©gie ? (Michael E. Porter)

Michael E. Porter, professeur en administration des affaires, est titulaire de la chaire Roland Christensen Ă  la Harvard Business School de Boston, Massachusetts.

Thèse # 1. L’efficacitĂ© opĂ©rationnelle n’est pas la stratĂ©gie

Les innombrables activitĂ©s qui contribuent Ă  crĂ©er, produire, vendre et mettre Ă  disposition un produit ou un service forment les unitĂ©s de base de l’avantage concurrentiel. L’efficacitĂ© opĂ©rationnelle consiste Ă  mieux effectuer ces activitĂ©s – c’est-Ă -dire plus vite, ou avec moins d’inputs et de dĂ©fauts que les concurrents. Les entreprises peuvent dĂ©crocher d’énormes avantages grâce Ă  l’efficacitĂ© opĂ©rationnelle comme l’ont dĂ©montrĂ© les entreprises japonaises dans les annĂ©es 1970 et 1980, avec des pratiques telles que la gestion de la qualitĂ© totale et l’amĂ©lioration continue.

Cependant, du point de vue de la concurrence, le problème de l’efficacitĂ© opĂ©rationnelle vient du fait que les meilleures pratiques sont rapidement imitĂ©es. Quand tous les concurrents d’un secteur les adoptent, la frontière de productivitĂ© – la valeur maximale qu’une entreprise peut fournir Ă  un coĂ»t donnĂ©, compte tenu des meilleures technologies, compĂ©tences et techniques de management Ă  disposition â€“ se dĂ©place, ce qui baisse les coĂ»ts et amĂ©liore en mĂŞme temps la valeur. Une telle compĂ©tition produit un progrès absolu dans l’efficacitĂ© opĂ©rationnelle mais ne crĂ©e de progrès relatif pour personne. Et plus les entreprises procèdent Ă  du benchmarking, plus il y a de convergence concurrentielle, et donc moins les entreprises se distinguent les unes des autres.

Le positionnement stratĂ©gique tente de crĂ©er un avantage concurrentiel pĂ©renne en prĂ©servant ce qu’une entreprise a de distinctif. Il revient Ă  rĂ©aliser des activitĂ©s diffĂ©rentes de celles des concurrents ou Ă  rĂ©aliser des activitĂ©s similaires de façon diffĂ©rente : une entreprise peut devancer ses concurrents uniquement si elle Ă©tablit une diffĂ©rence qu’elle peut prĂ©server.

Thèse # 2. La stratĂ©gie s’appuie sur des activitĂ©s uniques

L’efficacitĂ© opĂ©rationnelle consiste pour une entreprise Ă  effectuer les mĂŞmes activitĂ©s que les concurrents, mieux que ne le font ces derniers. Le positionnement stratĂ©gique consiste Ă  effectuer des activitĂ©s diffĂ©rentes de celles des concurrents ou Ă  effectuer des activitĂ©s similaires de façon diffĂ©rente. La stratĂ©gie concurrentielle consiste Ă  ĂŞtre diffĂ©rent. Elle implique de choisir dĂ©libĂ©rĂ©ment un ensemble diffĂ©rent d’activitĂ©s pour offrir une combinaison unique de valeur.

Southwest Airlines, par exemple, propose des services de court-courrier à bas prix et de point en point entre des villes de taille moyenne et des aéroports secondaires dans les grandes villes. Southwest évite les grands aéroports et ne vole pas sur de longues distances. Parmi ses clients figurent des hommes d’affaires, des familles et des étudiants. Les départs fréquents et les tarifs bas de Southwest attirent des clients sensibles au prix qui voyageraient autrement en bus ou en voiture, ainsi que les clients tournés vers la commodité qui, sur d’autres itinéraires, opteraient pour une compagnie offrant un service complet. Ces compagnies offrant un service complet ont recours à un système de réseau en étoile centré sur les principaux aéroports. Pour attirer les passagers qui recherchent plus de confort, elles proposent un service de première classe ou de classe affaires. Pour s’adapter aux passagers qui doivent changer d’avion, elles coordonnent les plans de vol et s’assurent du transfert des bagages. Dans la mesure où certains vols durent plusieurs heures, ces compagnies servent des repas. Southwest, en comparaison, agence toutes ses activités de façon à fournir un service bon marché et pratique sur son type particulier d’itinéraires. Grâce à des rotations rapides de seulement 15 minutes aux portes d’embarquement, la compagnie peut faire voler ses avions bien plus d’heures que ses concurrents et assure des départs fréquents avec moins d’appareils. La compagnie low-cost ne propose pas de repas, ni de siège réservé, ni d’enregistrement des bagages entre deux avions ou de service de première classe. La billetterie automatique aux guichets d’enregistrement encourage les passagers à se passer des agences de voyage, ce qui permet à Southwest de ne pas leur payer de commissions. Et une flotte standardisée de Boeing 737 améliore l’efficacité de la maintenance. L’opérateur aérien s’est octroyé une position stratégique unique et précieuse sur la base d’un ensemble d’activités bâties sur mesure. Sur les itinéraires desservis par Southwest, une compagnie offrant des prestations complètes ne pourrait jamais être aussi pratique ni aussi bon marché.

Ikea détient également une position stratégique claire. Le fabricant mondial de meubles basé en Suède cible les jeunes acheteurs qui veulent du style à bas prix. Ce concept marketing se convertit en position stratégique grâce à l’ensemble des services sur mesure proposés. Tout comme Southwest, Ikea a choisi d’effectuer ses activités différemment de ses concurrents.

Ikea s’adresse Ă  des clients qui n’ont pas de problème Ă  faire une concession sur le service en faveur du prix. PlutĂ´t que de demander au vendeur de faire le tour du magasin accompagnĂ© du client, Ikea utilise un modèle en self-service basĂ© sur des prĂ©sentations claires sur le lieu de vente. PlutĂ´t que de ne miser que sur des fabricants tiers, Ikea conçoit ses propres meubles bon marchĂ©, modulaires et prĂŞts Ă  ĂŞtre assemblĂ©s pour correspondre Ă  son positionnement. Dans d’immenses magasins, Ikea prĂ©sente chaque produit qu’il vend dans des dĂ©cors reprĂ©sentant les pièces d’un logement, si bien que les clients n’ont pas besoin d’un dĂ©corateur pour les aider Ă  imaginer comment installer ensemble les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments. Près des showrooms meublĂ©s se trouve un entrepĂ´t prĂ©sentant les produits emballĂ©s sur des palettes. Il est prĂ©vu que les clients se chargent eux-mĂŞmes de les prendre et de les emporter. Et Ikea vend mĂŞme des barres de toit pour votre voiture que vous pouvez rapporter et vous faire rembourser lors de votre prochaine visite. MĂŞme si son positionnement low-cost vient en grande partie de ce que les clients « font tout eux-mĂŞmes Â», Ikea offre plusieurs services supplĂ©mentaires que ses concurrents ne proposent pas. La garderie des enfants dans le magasin en est un. Les heures d’ouverture Ă©tendues en sont un autre. Ces services sont adaptĂ©s de manière unique aux besoins de ses clients qui sont jeunes, sans gros moyens, ont vraisemblablement des enfants (mais pas de nounou) et, dans la mesure oĂą ils travaillent pour gagner leur vie, ont besoin de faire leurs achats Ă  des heures inhabituelles.

Les origines des positions stratégiques

Les positions stratĂ©giques Ă©mergent de trois sources distinctes qui ne s’excluent pas mutuellement et se superposent souvent. Premièrement, le positionnement peut se baser sur la production d’un sous-ensemble de produits et de services d’un secteur. C’est ce que Porter appelle le positionnement basĂ© sur la variĂ©tĂ©, parce qu’il se fonde sur le choix de variĂ©tĂ©s de produits et de services plutĂ´t que sur des segments de clientèle. Le positionnement basĂ© sur la variĂ©tĂ© fait Ă©conomiquement sens quand une entreprise est en mesure de produire de la meilleure façon des produits et des services particuliers en ayant recours Ă  des ensembles singuliers d’activitĂ©s. Par exemple, Jiffy Lube International est spĂ©cialisĂ© dans les huiles de moteur et n’offre aucun autre service de rĂ©paration ou de maintenance automobile. Sa chaĂ®ne de valeur produit un service Ă  un prix moindre et plus rapidement que les magasins de rĂ©paration gĂ©nĂ©ralistes : une combinaison si attractive que de nombreux clients font des subdivisions dans leurs achats en achetant leurs huiles de vidange chez Jiffy Lube, le concurrent spĂ©cialisĂ©, et en allant chez des rivaux pour d’autres services.

Une deuxième façon de se positionner consiste à servir la plupart, voire tous les besoins d’un groupe particulier de clients. C’est ce que Porter appelle le positionnement basé sur les besoins, qui se rapproche plus de l’idée classique du ciblage d’un segment de clientèle. Il se produit quand existent des groupes de clients aux besoins distinctifs et qu’un ensemble d’activités sur mesure peut répondre au mieux à ces besoins. Certains groupes de clients sont plus sensibles au prix que d’autres, attendent des fonctions différentes dans les produits et ont besoin de quantités variables d’information, d’assistance et de service. Les clients d’Ikea forment un bon exemple de groupe de ce genre. Le fabricant suédois cherche à répondre à tous les besoins d’ameublement du domicile de ses clients cibles, et pas seulement à un sous-ensemble de ces besoins.

La troisième façon de se positionner est de sĂ©lectionner des clients qui sont accessibles de façons diffĂ©rentes. Bien que leurs besoins soient semblables Ă  ceux des autres clients, la meilleure configuration d’activitĂ©s pour les atteindre est diffĂ©rente. C’est ce que Porter appelle le positionnement basĂ© sur l’accès. L’accès peut se faire en fonction de l’emplacement gĂ©ographique du client ou de la taille de la clientèle – ou de quoi que ce soit qui requiert un ensemble diffĂ©rent d’activitĂ©s pour atteindre ces clients de la meilleure façon. Segmenter par l’accès est moins courant et moins bien compris que les deux autres façons de se positionner. Carmike Cinemas, par exemple, gère exclusivement des salles de cinĂ©ma dans des agglomĂ©rations et villes de moins de 200 000 habitants. Comment Carmike gagne-t-elle de l’argent sur des marchĂ©s qui non seulement sont petits mais, de plus, ne peuvent pas pratiquer les tarifs des grandes villes ? L’entreprise y parvient via des activitĂ©s qui dĂ©coulent d’une structure de coĂ»ts allĂ©gĂ©e. Les clients de Carmike dans les petites villes peuvent ĂŞtre servis dans des complexes de cinĂ©ma standardisĂ©s et low-cost qui nĂ©cessitent moins d’écrans et une technologie de projection moins sophistiquĂ©e que les salles des grandes villes. Le système d’information propriĂ©taire de l’entreprise et son processus de gestion Ă©liminent le besoin d’une Ă©quipe administrative locale en plus du manager unique d’un cinĂ©ma. Carmike rĂ©colte Ă©galement les avantages d’achats centralisĂ©s, de loyers et de coĂ»ts salariaux plus bas (du fait de ses emplacements) et de frais gĂ©nĂ©raux très bas, rĂ©duits Ă  2 % (la moyenne sectorielle se situe Ă  5 %). Son activitĂ© au sein de petites communautĂ©s permet de plus Ă  Carmike de pratiquer une forme de marketing très personnalisĂ© dans lequel le manager du cinĂ©ma connaĂ®t les clients et encourage la frĂ©quentation grâce Ă  des contacts personnels. En Ă©tant le principal cinĂ©ma sur ses marchĂ©s, si ce n’est le seul, Carmike est aussi en mesure de sĂ©lectionner les films diffusĂ©s et de nĂ©gocier de meilleures conditions avec les distributeurs. L’opposition entre clients ruraux et clients urbains donne un exemple dans lequel le positionnement basĂ© sur l’accès aiguise les diffĂ©rences dans les activitĂ©s. Le fait d’offrir des services Ă  une petite clientèle plutĂ´t qu’à une grande, ou Ă  une clientèle dans une zone Ă  forte densitĂ© plutĂ´t que dans une zone Ă  faible densitĂ© montre que la meilleure façon de configurer les activitĂ©s de marketing, de traitement des commandes, de logistique et de service après-vente pour rĂ©pondre aux besoins similaires de groupes distincts sera souvent de se diffĂ©rencier.

Quelle que soit sa nature (basé sur la variété, sur les besoins, sur l’accès ou sur une combinaison des trois), le positionnement requiert un ensemble d’activités sur mesure car il aura toujours un rôle différenciateur en termes d’offre, c’est-à-dire de différences dans les activités.

Thèse #3. Une position stratĂ©gique demande des arbitrages

Choisir une position unique ne suffit toutefois pas à garantir un avantage pérenne. Une position enviable va pousser d’autres entreprises, susceptibles de la copier d’une façon ou d’une autre, à l’imiter.

Tout d’abord, un concurrent peut se repositionner pour s’aligner sur l’entreprise affichant des performances supĂ©rieures. J.-C. Penney, par exemple, s’est repositionnĂ©e en passant de clone de Sears (magasin d’objets de dĂ©coration et de vĂŞtements bon marchĂ©) Ă  dĂ©taillant de textiles plus haut de gamme, orientĂ© mode. La superposition est un deuxième type d’imitation bien plus rĂ©pandu. L’entreprise qui se superpose cherche Ă  s’aligner sur les bĂ©nĂ©fices d’une position prospère tout en maintenant sa position existante. Elle greffe des caractĂ©ristiques, technologies et services nouveaux Ă  ses propres activitĂ©s. Sur cette stratĂ©gie dĂ©licate, le secteur aĂ©rien est un parfait cas d’école : Continental Airlines a constatĂ© que Southwest s’en sortait bien et a dĂ©cidĂ© de se superposer. Tout en maintenant sa position de compagnie aĂ©rienne offrant des prestations complètes, elle s’est mise Ă©galement Ă  s’aligner sur Southwest sur plusieurs itinĂ©raires de point Ă  point. La compagnie a baptisĂ© ce nouveau service Continental Lite. Elle a Ă©liminĂ© les services de repas et de première classe, a augmentĂ© la frĂ©quence des dĂ©parts, baissĂ© les tarifs, et diminuĂ© les temps de rotation Ă  la porte d’embarquement. Continental restait une compagnie offrant un « full service Â» sur les autres itinĂ©raires, si bien qu’elle a continuĂ© Ă  utiliser les agences de voyages et sa flotte mixte d’avions, ou Ă  assurer l’enregistrement des bagages et la rĂ©servation des sièges. Cependant, une position stratĂ©gique n’est pĂ©renne qu’à condition de faire des arbitrages avec d’autres positions. Les arbitrages se produisent quand les activitĂ©s sont incompatibles. En termes simples, un arbitrage revient Ă  transfĂ©rer des ressources d’une activitĂ© Ă  l’autre. Une compagnie aĂ©rienne peut choisir de servir des repas – ce qui ajoute des coĂ»ts et ralentit le temps de rotation Ă  l’embarquement â€“ ou elle peut choisir de ne pas le faire, mais elle ne peut pas faire les deux sans supporter des inefficacitĂ©s majeures.

Les arbitrages imposent de faire un choix et protègent de ceux qui se repositionnent ou qui se superposent. Ils apparaissent pour trois raisons :

  • ils Ă©mergent des incohĂ©rences d’image ou de rĂ©putation. Une entreprise connue pour apporter une sorte de valeur risque de manquer de crĂ©dibilitĂ© et de semer la confusion chez ses clients – voire mĂŞme d’affaiblir sa rĂ©putation â€“ si elle offre une autre sorte de valeur ou essaie de proposer deux choses incohĂ©rentes au mĂŞme moment. Par exemple, le savon Ivory et son positionnement comme savon de base et bon marchĂ© qu’on utilise quotidiennement aurait bien du mal Ă  retravailler son image pour s’aligner sur la rĂ©putation « mĂ©dicale Â» et haut de gamme de Neutrogena.
  • les arbitrages Ă©mergent des activitĂ©s elles-mĂŞmes. Des positionnements diffĂ©rents (avec leurs activitĂ©s sur mesure) nĂ©cessitent des configurations de produits diffĂ©rentes, un Ă©quipement diffĂ©rent, un comportement diffĂ©rent des employĂ©s, des compĂ©tences diffĂ©rentes, et des mĂ©thodes de management diffĂ©rentes. De nombreux arbitrages reflètent des inflexibilitĂ©s dans les rouages, les personnes ou les systèmes. Plus Ikea configure ses activitĂ©s pour rĂ©duire les coĂ»ts en poussant les clients Ă  se charger du montage et de la livraison, moins l’entreprise peut satisfaire des clients qui exigent des niveaux de service plus Ă©levĂ©s.
  • les arbitrages Ă©mergent des limites de la coordination et du contrĂ´le interne. En choisissant clairement d’entrer dans la compĂ©tition d’une façon ou d’une autre, la direction clarifie les prioritĂ©s de l’entreprise. Les entreprises qui essaient de plaire Ă  tout le monde, a contrario, risquent de semer la confusion dans leurs rangs, car les employĂ©s tenteront de prendre des dĂ©cisions opĂ©rationnelles au jour le jour sans cadre bien dĂ©fini.

Les arbitrages de positionnement sont omniprĂ©sents dans la compĂ©tition et essentiels Ă  la stratĂ©gie. Ils crĂ©ent un besoin de choix et limitent dĂ©libĂ©rĂ©ment ce qu’une entreprise propose. Ils dissuadent ceux qui se superposent et se repositionnent parce que les rivaux qui veulent jouer Ă  ce jeu affaiblissent leurs stratĂ©gies et dĂ©gradent la valeur de leurs activitĂ©s existantes : les mauvais arbitrages ont fini par mettre Continental Lite Ă  terre. La compagnie aĂ©rienne a perdu des centaines de millions de dollars et son PDG a perdu son poste. Ses avions accusaient du retard car ils partaient de grandes villes congestionnĂ©es, ou Ă©taient retardĂ©s Ă  l’embarquement Ă  cause du transfert des bagages. Les retards et les annulations de vols provoquaient un millier de plaintes par jour. Continental Lite ne pouvait pas se permettre de faire concurrence sur les prix tout en continuant de payer les commissions des agences de voyages traditionnelles, pas plus qu’il ne lui Ă©tait possible de se passer d’agents pour son activitĂ© offrant un « full service Â». La compagnie aĂ©rienne a fait un compromis en rĂ©duisant les commissions pour tous les vols Continental de son offre. De mĂŞme, elle ne pouvait pas se permettre d’offrir des avantages similaires aux passagers payant un prix de billet bien plus bas pour le service Lite qu’aux « frequent flyers Â». Elle a fait un nouveau compromis en rĂ©duisant les rĂ©compenses de tout le programme de fidĂ©litĂ© de Continental pour les « frequent flyers Â». Le rĂ©sultat ? Colère des agents de voyage et des clients du « full service Â».

Continental a essayĂ© de faire concurrence de deux manières Ă  la fois. En essayant de faire du low-cost sur certains itinĂ©raires et en offrant des prestations complètes sur d’autres, Continental a payĂ© une forte amende de superposition. S’il n’y avait eu aucune concession entre les deux positions, Continental aurait pu rĂ©ussir. Mais refuser de faire des arbitrages est une dangereuse demi-vĂ©ritĂ© que les managers doivent dĂ©sapprendre. La qualitĂ© n’est pas toujours gratuite. La commoditĂ© de Southwest, une forme de grande qualitĂ©, s’avère cohĂ©rente avec des prix bas parce que ses dĂ©parts frĂ©quents sont facilitĂ©s par plusieurs pratiques Ă  faible coĂ»t : rotations rapides Ă  l’embarquement et billetterie automatique par exemple. Cependant, d’autres offres de qualitĂ© proposĂ©es par une compagnie aĂ©rienne – un siège rĂ©servĂ©, un repas, le transfert des bagages â€“ imposent des coĂ»ts pour ĂŞtre fournies. En gĂ©nĂ©ral, les faux compromis entre coĂ»t et qualitĂ© se produisent en premier lieu quand existe un effort rĂ©pĂ©tĂ© ou gaspillĂ©, une faiblesse dans le contrĂ´le ou la prĂ©cision, ou encore un manque de coordination. L’amĂ©lioration simultanĂ©e du coĂ»t et de la diffĂ©renciation n’est possible que si une entreprise se lance bien en deçà de la frontière de productivitĂ© ou quand la frontière de productivitĂ© se dĂ©place. S’il n’y a pas d’arbitrage, les entreprises ne rĂ©aliseront jamais d’avantage concurrentiel pĂ©renne. Elles devront courir de plus en plus vite, simplement pour se maintenir. L’essence de la stratĂ©gie est de choisir ce que l’on ne doit pas faire.

Thèse #4. L’adĂ©quation amĂ©liore Ă  la fois l’avantage concurrentiel et la pĂ©rennitĂ©

Les choix de positionnement déterminent non seulement les activités que réalise une entreprise et comment elle configure les activités individuelles, mais aussi comment les activités sont reliées les unes aux autres. Alors que l’efficacité opérationnelle consiste à atteindre l’excellence dans les activités individuelles, ou les fonctions, la stratégie consiste à combiner les activités.

La rotation rapide de Southwest Ă  l’embarquement, qui permet des dĂ©parts frĂ©quents et une utilisation optimisĂ©e des avions, est essentielle Ă  son positionnement sur une offre de services Ă  la fois pratiques et low-cost. Cependant, comment la compagnie aĂ©rienne y parvient-elle ? La rĂ©ponse rĂ©side en partie dans les bons salaires versĂ©s Ă  ses Ă©quipes Ă  l’embarquement et au sol, dont la productivitĂ© pendant les rotations est renforcĂ©e par des règles syndicales souples. Mais la rĂ©ponse se trouve principalement dans la façon dont Southwest mène d’autres activitĂ©s. En l’absence de repas, de rĂ©servations de sièges et de transferts de bagages lors des correspondances, Southwest Ă©vite les activitĂ©s qui ralentissent les autres compagnies aĂ©riennes. L’entreprise sĂ©lectionne des aĂ©roports et des itinĂ©raires de manière Ă  Ă©viter les congestions qui provoquent des retards. Grâce aux limites rigoureuses que fixe la sociĂ©tĂ© sur les distances et les itinĂ©raires, il est possible de standardiser les avions : chaque avion que fait voler Southwest est un Boeing 737.

Quelle est la compĂ©tence centrale de Southwest ? Ses facteurs clĂ©s de succès ? La bonne rĂ©ponse est que tout a de l’importance. La stratĂ©gie de Southwest implique tout un système d’activitĂ©s, non un assemblage de fractions. Son avantage concurrentiel est dĂ» Ă  la façon dont ses activitĂ©s se correspondent et se renforcent mutuellement.

L’adéquation bloque les imitateurs en créant une chaîne aussi solide que son maillon le plus fort. Comme dans la plupart des entreprises ayant une bonne stratégie, les activités de Southwest se complètent mutuellement de façon à créer une véritable valeur économique. Le coût d’une activité, par exemple, est diminué grâce à la façon dont sont effectuées les autres activités. De même, la valeur d’une activité pour les clients peut être accentuée par les autres activités d’une entreprise. C’est ainsi que l’adéquation stratégique procure un avantage concurrentiel et une rentabilité plus élevée.

Il existe trois sortes d’adĂ©quations, qui d’ailleurs ne sont pas exclusives les unes des autres :

  • L’adĂ©quation de premier ordre tient en une cohĂ©rence simple entre chaque activitĂ© (fonction) et la stratĂ©gie globale. La cohĂ©rence garantit que les avantages concurrentiels des activitĂ©s s’accumulent sans s’affaiblir ni s’annuler mutuellement. Cela permet de communiquer plus facilement la stratĂ©gie aux clients, aux employĂ©s, aux parties prenantes, et amĂ©liore la mise en Ĺ“uvre grâce Ă  un Ă©tat d’esprit Ă  l’unisson dans l’entreprise.
  • L’adĂ©quation de deuxième ordre se produit quand les activitĂ©s se renforcent. Par exemple, Neutrogena vend ses produits Ă  des hĂ´tels haut de gamme qui tiennent Ă  offrir Ă  leurs clients un savon recommandĂ© par les dermatologues. Les hĂ´tels accordent Ă  Neutrogena le privilège d’utiliser son packaging habituel alors qu’ils exigent des autres savons de mentionner le nom de l’hĂ´tel. Une fois que les clients ont essayĂ© un savon Neutrogena dans un hĂ´tel de luxe, ils sont davantage susceptibles de l’acheter en pharmacie ou d’interroger leur mĂ©decin Ă  son sujet. Ainsi, les activitĂ©s de marketing mĂ©dical et la vente dans les hĂ´tels de Neutrogena se renforcent mutuellement, ce qui abaisse les coĂ»ts globaux de marketing.
  • L’adĂ©quation de troisième ordre dĂ©passe le renforcement entre activitĂ©s pour parvenir Ă  ce que Porter appelle l’optimisation de l’effort. Gap, dĂ©taillant de vĂŞtements dĂ©contractĂ©s, considère la disponibilitĂ© des produits dans ses magasins comme un Ă©lĂ©ment crucial de sa stratĂ©gie. Gap a optimisĂ© ses efforts en rĂ©approvisionnant sa gamme basique de vĂŞtements quasiment tous les jours Ă  partir de trois entrepĂ´ts, ce qui rĂ©duit le besoin de maintenir de gros stocks dans les magasins. L’accent est mis sur le rĂ©assort, parce que la stratĂ©gie de merchandising de Gap repose sur des articles de base dans relativement peu de couleurs. Alors que des dĂ©taillants similaires rĂ©alisent trois Ă  quatre rotations de stock par an, l’entreprise fait tourner son stock sept fois et demie par an. De plus, un rĂ©assort rapide rĂ©duit le coĂ»t pour mettre en Ĺ“uvre le cycle court des modèles, qui dure de six Ă  huit semaines

La coordination et l’échange d’informations entre activités pour supprimer les redondances et réduire le gaspillage des efforts représentent les types d’optimisation de l’effort les plus élémentaires. Il en existe aussi à des niveaux plus élevés. Les choix dans la conception des produits, par exemple, peuvent éliminer le besoin d’un service après-vente ou donner la possibilité aux clients d’effectuer eux-mêmes les activités de service. De même, la coordination avec les fournisseurs ou les canaux de distribution éradique le besoin de certaines activités en interne, comme la formation de l’utilisateur final.

Dans les trois sortes d’adéquation, le tout compte plus que chaque partie prise individuellement. L’avantage concurrentiel provient du système entier d’activités. L’adéquation stratégique entre activités s’avère fondamentale non seulement pour l’avantage concurrentiel, mais aussi pour la pérennité de cet avantage. Il est plus difficile pour un concurrent de s’aligner sur une série d’activités imbriquées que de vaguement imiter l’approche particulière d’une force de vente, de s’adapter à un processus technologique ou de répliquer un ensemble de caractéristiques de produits. Les positionnements bâtis sur des systèmes d’activités sont bien plus durables que ceux construits sur des activités individuelles. Par conséquent, les positions stratégiques doivent se faire à l’horizon d’une décennie ou plus, et non sur un seul cycle de planification. La continuité nourrit les avancées dans les activités individuelles et l’adéquation entre activités, ce qui permet à une organisation de forger des capacités et des compétences uniques, personnalisées pour sa stratégie. De plus, la continuité renforce l’identité d’une entreprise.

Thèse #5 RedĂ©couvrir la stratĂ©gie

Pourquoi de si nombreuses entreprises ne rĂ©ussissent-elles pas Ă  avoir de stratĂ©gie ? Pourquoi les managers Ă©vitent-ils de faire des choix stratĂ©giques ? Ou, s’ils en ont fait par le passĂ©, pourquoi les managers laissent-ils si souvent les stratĂ©gies se dĂ©tĂ©riorer et se brouiller ?

En général, on considère que ce qui menace la stratégie émane de l’extérieur de l’entreprise, en raison des changements technologiques ou du comportement des concurrents. Même si les changements extérieurs peuvent poser problème, ce qui menace le plus la stratégie vient souvent de l’intérieur. Une stratégie saine est affaiblie par une vue erronée de la concurrence, par des fiascos organisationnels et particulièrement par le désir de croître.

Les managers ont été désorientés face à la nécessité de faire des choix. Quand de nombreuses entreprises opèrent loin de la frontière de productivité, les arbitrages semblent inutiles. À première vue, une entreprise bien pilotée devrait être en mesure de battre ses concurrents les moins efficaces dans toutes les dimensions en même temps. Les managers ont appris des têtes pensantes du management qu’ils n’avaient pas à faire d’arbitrage et ont assimilé le sentiment que le faire était un signe de faiblesse.

Désarçonnés par les prévisions sur l’hyper-concurrence, les managers accordent à celle-ci plus de vraisemblance qu’elle n’en mérite en imitant tout de leurs concurrents. Exhortés à réfléchir en termes de révolution, les managers courent après toute nouvelle technologie comme une fin en soi.

Le piège de la croissance.

Parmi toutes les autres influences, le désir de croître a peut-être l’effet le plus pervers sur la stratégie. Des arbitrages et des limites surgissent pour restreindre la croissance. Servir un groupe de clients et en exclure d’autres, par exemple, fixe une limite réelle ou imaginaire à la croissance du chiffre d’affaires. Les stratégies au ciblage large qui mettent l’accent sur un prix bas se traduisent en pertes de ventes avec des clients sensibles aux fonctions ou au service. Ceux qui pratiquent la différenciation perdent des ventes avec les clients sensibles au prix.

Les managers sont toujours tentĂ©s de faire des pas incrĂ©mentiels qui franchissent ces limites mais cela brouille la position stratĂ©gique d’une entreprise. Au final, la pression pour se dĂ©velopper ou la saturation apparente de leur marchĂ© cible poussent les managers Ă  Ă©largir leur positionnement en diversifiant les lignes de produits, en ajoutant de nouvelles fonctions, en imitant les services populaires des concurrents, en alignant les processus, et mĂŞme en faisant des acquisitions. Les compromis et les incohĂ©rences dans la course Ă  la croissance Ă©rodent l’avantage concurrentiel qu’une entreprise dĂ©tenait avec ses variĂ©tĂ©s ou son cĹ“ur de clientèle. Tenter de faire concurrence de plusieurs façons Ă  la fois sème la confusion, affaiblit la motivation et les prioritĂ©s dans l’organisation. Les profits chutent mais un plus gros chiffre d’affaires semble ĂŞtre la solution. Les managers sont incapables de faire des choix, si bien que l’entreprise se lance dans un nouveau cycle de diversification et de compromis. Bien souvent, les concurrents continuent Ă  s’imiter mutuellement jusqu’à ce que le dĂ©couragement casse le cycle, ce qui aboutit Ă  une fusion ou Ă  un « downsizing Â» qui ramène au point de dĂ©part.

Trop souvent, les efforts de développement brouillent la singularité, créent des compromis, diminuent l’adéquation et affaiblissent en fin de compte l’avantage concurrentiel. En fait, l’impératif de croissance est dangereux pour la stratégie. Schématiquement, la recommandation est de se concentrer sur l’approfondissement d’une position stratégique plutôt qu’à l’élargir et à la compromettre. L’une des approches possibles consiste à chercher des extensions de la stratégie qui exploitent le système d’activités en place en offrant des caractéristiques ou des services sur lesquels les concurrents trouveraient impossible ou trop cher de s’aligner sur une base unique. En d’autres termes, les managers peuvent se demander quelles activités, caractéristiques ou formes de concurrence sont réalisables ou moins coûteuses pour eux grâce aux activités complémentaires que mène déjà leur entreprise.

Renforcer une position implique de rendre les activitĂ©s de l’entreprise plus distinctives, de renforcer l’adĂ©quation et de mieux communiquer la stratĂ©gie aux clients susceptibles de la valoriser. Toutefois, de nombreuses entreprises succombent Ă  la tentation de rechercher une croissance « facile Â» en ajoutant des caractĂ©ristiques, des produits ou des services Ă  la mode sans les Ă©tudier de près, ni les adapter Ă  leur stratĂ©gie. Ou alors, elles ciblent de nouveaux clients et marchĂ©s auxquels l’entreprise n’a pas grand-chose de spĂ©cial Ă  offrir. Bien souvent, une entreprise peut se dĂ©velopper plus vite – et de façon plus rentable â€“ en pĂ©nĂ©trant plus avant les besoins et les variĂ©tĂ©s pour lesquels elle se distingue qu’en se battant dans des domaines offrant une hypothĂ©tique meilleure croissance mais oĂą l’entreprise n’a rien d’unique. Carmike, aujourd’hui une des premières chaĂ®nes de salles de cinĂ©ma aux États-Unis, doit sa croissance rapide Ă  sa concentration disciplinĂ©e sur les petits marchĂ©s ; lorsque Carmike rachète des concurrents possĂ©dant aussi des salles situĂ©es dans de grandes villes, elle se dĂ©leste de celles-ci, ne gardant que les salles des villes de moins de 200 000 habitants.

En conclusion, Porter rĂ©affirme, comme la Harvard Business Review le fait depuis longtemps, l’importance du leadership. DĂ©velopper ou rĂ©affirmer une stratĂ©gie limpide soulève avant tout un dĂ©fi organisationnel. Quand tant de forces empĂŞchent de faire des choix et des concessions dans les entreprises, un cadre intellectuel clair guidant la stratĂ©gie doit nĂ©cessairement faire contrepoids. Dans beaucoup d’entreprises, le leadership a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en coordination d’amĂ©liorations opĂ©rationnelles et en signatures de contrats. Pourtant, le rĂ´le du leader est plus vaste et bien plus important que cela. La direction gĂ©nĂ©rale est plus que la simple gĂ©rance de fonctions individuelles. Elle tient un rĂ´le central dans la stratĂ©gie : dĂ©finir et communiquer la position unique de l’entreprise, faire des arbitrages et crĂ©er l’adĂ©quation entre les activitĂ©s. Le leader doit faire preuve de discipline pour dĂ©cider des changements sectoriels et des besoins des clients auxquels l’entreprise va rĂ©pondre, tout en Ă©vitant les dispersions dans l’organisation et en prĂ©servant ce que l’entreprise a de distinctif. Ă€ un niveau infĂ©rieur, les managers manquent de perspective et d’assurance pour faire respecter une stratĂ©gie. Il existera alors des pressions continues pour faire des compromis, pour assouplir les arbitrages et pour imiter les concurrents. L’une des missions du leader consiste Ă  enseigner la stratĂ©gie aux autres personnes de l’entreprise – et Ă  dire non.

Avec la stratégie, choisir ce que l’on ne fait pas est aussi important que choisir ce que l’on fait. Ainsi, fixer des limites est une autre mission du leadership. Décider quels groupes de clients, de variétés et de besoins ciblés l’entreprise doit servir est fondamental pour développer une stratégie. Comme l’est aussi de décider de ne pas servir d’autres clients ou besoins, et de ne pas proposer certaines caractéristiques ou certains services. C’est pourquoi la stratégie demande une discipline constante et une communication claire. En effet, l’une des fonctions les plus importantes d’une stratégie explicite et partagée consiste à guider les employés pour qu’ils fassent des choix issus des arbitrages dans leurs activités individuelles et dans leurs décisions quotidiennes.

L’amélioration de l’efficacité opérationnelle est une partie nécessaire du management mais elle n’est pas la stratégie. En confondant les deux, les managers ont involontairement régressé dans une réflexion sur la concurrence qui conduit de nombreux secteurs vers la convergence concurrentielle, ce qui n’est dans l’intérêt de personne. Leaders et managers doivent ainsi faire une distinction claire entre efficacité opérationnelle et stratégie. Les deux sont essentielles, mais leurs priorités diffèrent.