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(Dossier basĂ© sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratĂ©gie, prĂ©facĂ© par Gabriel Joseph-Dezaize)

Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples Ă  mettre en Ĺ“uvre, des livres de rĂ©fĂ©rence et des numĂ©ros spĂ©ciaux, les musts, qui dĂ©clinent une thĂ©matique en plusieurs articles rĂ©digĂ©s par les meilleurs experts en management, RH ou stratĂ©gie. Ce premier volet de la sĂ©rie des Cahiers est ainsi consacrĂ© Ă  un sujet crucial pour toutes les entreprises en quĂŞte de sens dans un monde turbulent : la stratĂ©gie. Les articles sĂ©lectionnĂ©s pour ce « must » sont huit incontournables pour guider votre rĂ©flexion et prĂ©ciser vos choix stratĂ©giques, toujours aisĂ©ment applicables Ă  l’entreprise- cabinet, rĂ©digĂ©s par les meilleurs spĂ©cialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratĂ©gie ? » jusqu’Ă  sa mise en Ĺ“uvre.

V. RĂ©ussir l’exĂ©cution de votre stratĂ©gie (Gary L. Neison & Karla L. Martin)

Gary L. Neilson est vice-président du bureau de Chicago du cabinet de conseil en management Booz & Company (devenu Strategy &) et coauteur de « The Passive-Aggressive Organization » (HBR, octobre 2005). Karla L. Martin est son associée du bureau de San Francisco.

Une stratĂ©gie brillante, un produit phare ou une technologie rĂ©volutionnaire peuvent vous rendre compĂ©titif, mais seule une exĂ©cution efficace vous permettra de le rester. Vous devez ĂŞtre capable d’atteindre vos objectifs. Malheureusement, la grande majoritĂ© des entreprises admettent leur faiblesse en la matière. Pendant cinq ans, Neison et Martin ont invitĂ© des milliers de salariĂ©s (dont environ 25 % de cadres supĂ©rieurs) Ă  Ă©valuer, Ă  l’aide d’un questionnaire en ligne, les capacitĂ©s de leur entreprise. Ils ont ainsi gĂ©nĂ©rĂ© une base de donnĂ©es de 125 000 profils correspondant Ă  plus de mille entreprises, administrations et organismes Ă  but non lucratif dans plus de cinquante pays. Dans trois organisations sur cinq, les employĂ©s ont jugĂ© que l’exĂ©cution au sein de leur entreprise Ă©tait mĂ©diocre. C’est-Ă -dire qu’une majoritĂ© d’entre eux a dĂ©clarĂ© ne pas ĂŞtre d’accord avec l’affirmation suivante : « Les importantes dĂ©cisions stratĂ©giques et opĂ©rationnelles sont rapidement traduites en actions. »

L’exĂ©cution est le rĂ©sultat de milliers de dĂ©cisions prises chaque jour par des employĂ©s qui agissent en fonction des informations dont ils disposent et de leur propre intĂ©rĂŞt. Dans le cadre de l’assistance que le cabinet de Neison et Martin apporte Ă  plus de 250 entreprises pour leur apprendre Ă  amĂ©liorer l’exĂ©cution de leur stratĂ©gie, ils ont identifiĂ© quatre piliers fondamentaux que peuvent mobiliser les cadres dirigeants pour influencer ces actions : clarifier les droits de dĂ©cision, concevoir des flux d’information, dĂ©finir des « motivateurs » et revoir la structure.

Dans leurs efforts visant Ă  amĂ©liorer leurs performances, la plupart des organisations prennent en premier lieu des mesures structurelles : d’une part, parce que dĂ©placer les lignes d’un organigramme semble ĂŞtre la solution la plus Ă©vidente et, d’autre part, parce que ces changements sont visibles et concrets. En gĂ©nĂ©ral, cette Ă©tape porte rapidement ses fruits Ă  court terme, mais elle ne s’attaque qu’aux symptĂ´mes du dysfonctionnement, pas Ă  ses causes profondes. Après plusieurs annĂ©es, c’est donc le retour Ă  la case dĂ©part. Le changement structurel peut et doit faire partie du chemin menant Ă  une meilleure exĂ©cution, mais il est prĂ©fĂ©rable de le considĂ©rer comme la touche finale et non comme la clĂ© de voĂ»te de toute transformation organisationnelle. En fait, cette Ă©tude montre que les actions liĂ©es aux droits de dĂ©cision et Ă  l’information sont bien plus importantes (environ deux fois plus efficaces) que les amĂ©liorations apportĂ©es aux deux autres piliers fondamentaux.

Prenons le cas d’un fabricant mondial de biens de consommation ayant choisi la voie de la rĂ©organisation au dĂ©but des annĂ©es 1990 (dans cet exemple comme pour les suivants, les informations qui permettraient d’identifier les organisations ont Ă©tĂ© modifiĂ©es). Déçue par les performances de la sociĂ©tĂ©, la direction a fait comme la plupart des entreprises Ă  l’Ă©poque: elle s’est restructurĂ©e, a supprimĂ© des niveaux hiĂ©rarchiques et Ă©largi le champ des responsabilitĂ©s. Les dĂ©penses de personnel concernant les managers ont rapidement baissĂ© de 18 %. Mais huit ans plus tard, c’Ă©tait dĂ©jĂ  du passĂ© : le mille-feuilles hiĂ©rarchique avait rĂ©apparu et le champ des responsabilitĂ©s s’Ă©tait de nouveau rĂ©trĂ©ci. En ne s’intĂ©ressant qu’Ă  la structure, la direction s’Ă©tait attaquĂ©e aux symptĂ´mes visibles de ses mauvaises performances mais pas Ă  leurs causes, Ă  savoir la manière dont les dĂ©cisions Ă©taient prises et dont les personnes en Ă©taient tenues responsables.

Cette fois-ci, la direction est donc passĂ©e outre les lignes de l’organigramme et les Ă©tiquettes pour mieux se pencher sur la manière dont le travail Ă©tait effectuĂ©. Au lieu de chercher comment rĂ©duire les coĂ»ts, elle s’est concentrĂ©e sur l’amĂ©lioration de l’exĂ©cution et a dĂ©couvert par la mĂŞme occasion les vĂ©ritables causes de sa faible performance. Les managers ne savaient pas clairement quels Ă©taient leurs responsabilitĂ©s et leurs rĂ´les respectifs. Ils ne savaient pas de manière intuitive quelles Ă©taient les dĂ©cisions qu’il leur incombait de prendre. En outre, le lien entre performance et rĂ©compense Ă©tait tĂ©nu. Cette entreprise possĂ©dait de bonnes compĂ©tences en micro-management et Ă©tait Ă  l’aise avec l’idĂ©e de se remettre en cause. Mais, en matière de responsabilitĂ©, c’Ă©tait une tout autre histoire. Les managers intermĂ©diaires consacraient 40 % de leur temps Ă  se justifier et Ă  rendre des comptes Ă  leurs supĂ©rieurs, ou bien Ă  questionner leurs collaborateurs directs sur les dĂ©cisions stratĂ©giques.

Cette prise de conscience a permis Ă  l’entreprise d’Ă©laborer un nouveau modèle de management dĂ©finissant qui Ă©tait responsable de quoi et Ă©tablissant la connexion entre performance et rĂ©compense. Par exemple, la norme dans cette sociĂ©tĂ© (courante dans le secteur) Ă©tait de promouvoir les salariĂ©s rapidement – entre un an et demi et deux ans – avant mĂŞme qu’ils n’aient la chance de voir aboutir leurs projets. RĂ©sultat, les managers, Ă  tous les Ă©chelons, poursuivaient leurs anciennes tâches après avoir Ă©tĂ© promus : ils gardaient un Ĺ“il sur leurs collaborateurs directs dĂ©sormais en charge de leurs projets et prenaient trop souvent le relais. Aujourd’hui, les salariĂ©s occupent leur fonction plus longtemps, de manière Ă  pouvoir suivre leurs projets jusqu’au bout, et ils sont toujours prĂ©sents lorsque les fruits de leur travail commencent Ă  ĂŞtre rĂ©coltĂ©s. Sans compter que les rĂ©sultats de ces projets continuent de peser dans leurs Ă©valuations de performance après leur promotion – pendant une pĂ©riode donnĂ©e -, ce qui oblige les managers Ă  ĂŞtre Ă  la hauteur des objectifs qu’ils avaient fixĂ©s Ă  leur poste prĂ©cĂ©dent. Ainsi, les prĂ©visions sont devenues plus prĂ©cises et plus fiables. Ces mesures ont aussi donnĂ© naissance Ă  une structure dotĂ©e d’un nombre d’Ă©chelons rĂ©duit et de champs de responsabilitĂ© plus Ă©tendus, mais ce n’Ă©tait qu’un effet secondaire et non la clĂ© de voĂ»te de ces changements.

Les facteurs d’une exĂ©cution efficace

Ces conclusions rĂ©sultent de dĂ©cennies d’applications pratiques et de recherches approfondies. Au dĂ©but des annĂ©es 2000, les auteurs ont dĂ©cidĂ© de rĂ©unir des donnĂ©es empiriques pour identifier les actions les plus efficaces quant Ă  la mise en Ĺ“uvre de la stratĂ©gie d’une organisation. Quels Ă©taient les principaux moyens de restructurer, de motiver, d’amĂ©liorer les flux d’informations et de clarifier les droits de dĂ©cision ? Ils ont commencĂ© par dresser une liste de dix-sept caractĂ©ristiques (telles que la libre circulation des informations dans l’entreprise, ou le degrĂ© auquel le top management s’abstient de se mĂŞler des dĂ©cisions opĂ©rationnelles), chacune correspondant Ă  un ou plusieurs des piliers fondamentaux capables, selon eux, d’assurer une exĂ©cution efficace. Avec ces Ă©lĂ©ments en tĂŞte, ils ont mis au point un gĂ©nĂ©rateur de profils en ligne permettant aux employĂ©s d’Ă©valuer les capacitĂ©s d’exĂ©cution de leur entreprise. Durant les quatre annĂ©es qui ont suivi, ils ont collectĂ© les donnĂ©es de plusieurs milliers de profils. Cela a permis de mieux Ă©valuer l’impact de chaque caractĂ©ristique sur la capacitĂ© d’une entreprise Ă  exĂ©cuter et de les classer par ordre d’influence relative, pour arriver Ă  cette synthèse :


Classer ces caractĂ©ristiques leur a permis de comprendre l’importance des piliers « droits de dĂ©cision » et « information » dans l’exĂ©cution efficace de la stratĂ©gie, puisqu’ils correspondent aux huit premières caractĂ©ristiques. Seules trois caractĂ©ristiques sur dix-sept sont liĂ©es au pilier « structure » et les trois se situent en bas du tableau, après le treizième rang.

Créer un programme de transformation

Les quatre piliers fondamentaux auxquels les managers peuvent faire appel pour amĂ©liorer l’exĂ©cution de la stratĂ©gie (droits de dĂ©cision, information, structure et « motivateurs ») sont intrinsèquement liĂ©s. Si les droits de dĂ©cision ne sont pas clairs, non seulement cela paralyse le processus dĂ©cisionnel, mais cela freine aussi la transmission des informations, dissocie la performance des rĂ©compenses et suscite des solutions de contournement qui bouleversent les rapports hiĂ©rarchiques officiels. Le blocage de l’information se traduit par des dĂ©cisions mĂ©diocres, des Ă©volutions de carrière limitĂ©es et un renforcement de la structure en silos. Que faire pour y remĂ©dier ?

Dans la mesure oĂą chaque entreprise est unique et est confrontĂ©e Ă  un ensemble de variables internes et externes qui lui sont propres, il n’y a pas de rĂ©ponse universelle Ă  cette question. La première Ă©tape consiste Ă  identifier les sources du problème. Dans leurs travaux, Neison et Martin commencent souvent par demander aux employĂ©s de l’entreprise de remplir un questionnaire de profilage et par consolider les donnĂ©es. Plus il y a de rĂ©pondants, mieux c’est.

Une fois que les dirigeants ont compris les points faibles de leur entreprise, ils peuvent prendre un certain nombre de mesures. Toutes ces mesures tendent Ă  renforcer une ou plusieurs caractĂ©ristiques parmi les dix-sept. Par exemple, si vous deviez prendre des mesures pour « clarifier et rationaliser la prise de dĂ©cision Ă  chaque niveau opĂ©rationnel », vous pourriez renforcer deux Ă©lĂ©ments : « Chacun sait de quelles dĂ©cisions et actions il/elle est responsable » et « Une fois prises, les dĂ©cisions sont rarement remises en cause ». La plupart des entreprises ne disposent pas de la capacitĂ© managĂ©riale ou de la volontĂ© organisationnelle de prendre plus de cinq ou six mesures Ă  la fois. Et, comme nous l’avons soulignĂ©, les mesures prioritaires sont celles relatives aux droits de dĂ©cision et Ă  l’information, puis rĂ©flĂ©chir aux changements Ă  apporter aux « motivateurs » et Ă  la structure pour Ă©tayer votre nouveau modèle.

Pour aider les entreprises Ă  comprendre leurs lacunes et Ă  Ă©laborer le programme d’amĂ©lioration le plus efficace possible, Neison et Martin ont mis au point un simulateur de changement organisationnel. Cet outil interactif complète l’action du gĂ©nĂ©rateur de profils en permettant de tester virtuellement diffĂ©rents Ă©lĂ©ments d’un programme de changement, de voir lesquels ciblent le mieux le point faible spĂ©cifique de votre sociĂ©tĂ©. Le site www.simulator-orgeffectiveness.com (uniquement en anglais) vous permet d’Ă©laborer et de tester divers programmes de changement organisationnel en cinq Ă©tapes et d’Ă©valuer lequel serait le plus efficace et productif pour amĂ©liorer l’exĂ©cution dans votre cabinet.

Pour se faire une idĂ©e du processus du dĂ©but Ă  la fin (du diagnostic au lancement de votre transformation organisationnelle en passant par la formulation de la stratĂ©gie), les auteurs Ă©tudient le parcours d’une compagnie d’assurances que nous appellerons Goodward Insurance. Goodward Ă©tait une entreprise prospère possĂ©dant d’importantes rĂ©serves de capitaux et enregistrant une croissance continue de son chiffre d’affaires et de sa clientèle. MalgrĂ© tout, sa direction souhaitait encore amĂ©liorer l’exĂ©cution afin de rĂ©aliser un ambitieux programme stratĂ©gique sur cinq ans incluant des objectifs très audacieux en matière d’augmentation du nombre de clients et du chiffre d’affaires, et de rĂ©duction des coĂ»ts ; ce qui nĂ©cessitait une nouvelle façon de travailler en Ă©quipe. MalgrĂ© quelques coopĂ©rations transversales, les unitĂ©s avaient davantage l’habitude de se concentrer sur leurs propres objectifs, ce qui ne permettait pas d’Ă©conomiser des ressources et de les mettre au service des objectifs des autres unitĂ©s. Dans de nombreux cas, les unitĂ©s Ă©taient de toute façon peu incitĂ©es Ă  le faire : si les objectifs de l’unitĂ© A supposaient la contribution de l’unitĂ© B pour ĂŞtre rĂ©alisĂ©s, ceux de l’unitĂ© B n’incluaient pas de soutenir l’unitĂ© A.

La sociĂ©tĂ© avait lancĂ© plusieurs projets Ă  l’Ă©chelle de toute l’entreprise par le passĂ©, qui ont certes abouti dans le respect des dĂ©lais et des budgets, mais qui ont souvent dĂ» ĂŞtre retravaillĂ©s car les besoins des parties prenantes n’avaient pas Ă©tĂ© suffisamment pris en compte. Après avoir lancĂ© un centre de services partagĂ©s, par exemple, la sociĂ©tĂ© a dĂ» revoir son modèle opĂ©rationnel et ses procĂ©dures quand les unitĂ©s se sont mises Ă  recruter du personnel en renfort pour s’occuper de tâches prioritaires que le centre ne pouvait assumer. Le centre pouvait alors dĂ©cider quelles applications technologiques dĂ©velopper lui-mĂŞme plutĂ´t que de fixer des prioritĂ©s en fonction de ce qui importait le plus Ă  l’entreprise. De mĂŞme, les lancements de produits phares Ă©taient entravĂ©s par une coordination insuffisante entre les dĂ©partements. Le dĂ©partement marketing mettait au point de nouvelles options d’assurance sans demander Ă  l’Ă©quipe chargĂ©e des sinistres si elle Ă©tait capable de les traiter. Étant donnĂ© qu’elle ne l’Ă©tait pas, le personnel chargĂ© des procĂ©dures a dĂ» crĂ©er d’onĂ©reuses solutions de contournement manuelles lorsque ces nouveaux types de sinistres commencèrent Ă  lui parvenir. L’Ă©quipe marketing n’avait pas non plus demandĂ© Ă  l’actuariat comment ces produits affecteraient le profil de risque et les dĂ©penses de remboursement de la compagnie. Alors, pour certains produits, les coĂ»ts ont augmentĂ©.

Pour identifier les principaux obstacles au dĂ©veloppement d’une culture de l’exĂ©cution plus forte, Goodward Insurance a transmis le questionnaire de diagnostic Ă  l’ensemble de ses 7 000 employĂ©s et comparĂ© les scores relatifs aux dix-sept caractĂ©ristiques avec ceux des entreprises efficaces en matière d’exĂ©cution. Nombre d’enquĂŞtes prĂ©cĂ©dentes (sur la satisfaction des employĂ©s, notamment), avaient exclu les commentaires qualitatifs concernant les obstacles Ă  l’excellence en matière d’exĂ©cution. Mais ce diagnostic a fourni Ă  la sociĂ©tĂ© des donnĂ©es quantifiables qu’elle pouvait analyser par groupe et par niveau hiĂ©rarchique pour dĂ©terminer quels Ă©taient les obstacles qui gĂŞnaient le plus les salariĂ©s chargĂ©s de l’exĂ©cution. Il s’avĂ©ra que les managers intermĂ©diaires Ă©taient bien plus pessimistes que les dirigeants dans leur Ă©valuation de la capacitĂ© d’exĂ©cution. Leur contribution est devenue essentielle dans le programme de changement adoptĂ©.

Le questionnaire a permis Ă  Goodward Insurance de dĂ©couvrir que ces obstacles Ă  l’exĂ©cution s’apparentaient Ă  trois des aspects organisationnels les plus importants :

• L’information ne franchissait pas facilement les frontières organisationnelles. L’Ă©change d’informations n’a jamais Ă©tĂ© le point fort de Goodward, mais les managers ont toujours considĂ©rĂ© que la mauvaise transmission des informations entre les unitĂ©s Ă©tait « le problème d’un autre dĂ©partement ». Le diagnostic organisationnel a toutefois montrĂ© que cette excuse Ă©tait insuffisante. Lorsque le P-DG a examinĂ© les rĂ©sultats du gĂ©nĂ©rateur de profils avec ses collaborateurs directs, il a prĂ©sentĂ© le graphique des flux d’information et dĂ©clarĂ© : « Cela fait des annĂ©es que nous discutons de ce problème et, pourtant, vous dites toujours qu’il s’agit du problème d’untel ou d’unetelle et pas du vĂ´tre. Pour 67 % des rĂ©pondants, l’information ne circule pas facilement entre les divisions. Ce n’est pas le problème d’untel ou d’unetelle : c’est notre problème. On n’obtient des rĂ©sultats aussi bas que si les problèmes viennent de tous les cĂ´tĂ©s. Nous devons tous nous atteler Ă  cela. »

L’absence de promotions transversales contribuait Ă©galement Ă  ce manque de fluiditĂ© horizontale de l’information. Car Goodward avait toujours promu ses employĂ©s de manière verticale plutĂ´t que transversale, et la plupart des managers intermĂ©diaires et supĂ©rieurs restaient au sein d’une mĂŞme division. Ils n’Ă©taient pas tenus correctement informĂ©s des activitĂ©s des autres dĂ©partements et ne disposaient pas d’un rĂ©seau de contacts englobant toute l’entreprise.

• Les informations importantes concernant le contexte concurrentiel n’Ă©taient pas transmises rapidement au siège. Le diagnostic, les enquĂŞtes et entretiens rĂ©alisĂ©s ultĂ©rieurement avec les responsables intermĂ©diaires ont rĂ©vĂ©lĂ© que des informations erronĂ©es remontaient aux oreilles de la hiĂ©rarchie. Les dĂ©cisions quotidiennes ordinaires Ă©taient transmises Ă  l’exĂ©cutif (la direction devait par exemple approuver les dĂ©cisions de recrutement prises par les niveaux intermĂ©diaires, ou encore le versement de la moindre prime de 1 000 dollars), ce qui limitait l’agilitĂ© de Goodward, c’est-Ă -dire sa capacitĂ© Ă  rĂ©agir aux actions des concurrents, aux besoins des clients et aux Ă©volutions du marchĂ© en gĂ©nĂ©ral. En attendant, les informations plus importantes avaient tellement Ă©tĂ© filtrĂ©es au fur et Ă  mesure de leur ascension jusqu’Ă  la direction qu’elles en devenaient inutiles pour prendre des dĂ©cisions clĂ©s. Quand bien mĂŞme les managers au bas de l’Ă©chelle savaient qu’un certain projet ne fonctionnerait jamais pour des raisons valables, ils ne le disaient pas au top management. Non seulement les initiatives vouĂ©es Ă  l’Ă©chec Ă©taient lancĂ©es, mais elles Ă©taient poursuivies. Par exemple, l’assureur souhaitait crĂ©er de nouvelles incitations pour ses courtiers : mĂŞme si cette approche avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©e par le passĂ© – sans succès – personne n’en a soufflĂ© mot durant les rĂ©unions ou n’a mis fin au projet, car il s’agissait d’une prioritĂ© pour l’un des dirigeants de Goodward.

• Personne ne savait de quelles dĂ©cisions et actions il/elle Ă©tait responsable. La mauvaise circulation gĂ©nĂ©rale de l’information s’Ă©tait Ă©tendue aux droits de dĂ©cision, car peu de managers savaient oĂą s’arrĂŞtait leur autoritĂ© et oĂą commençait celle des autres. La responsabilitĂ© des dĂ©cisions, mĂŞme les plus banales, n’Ă©tait pas claire et les managers ne savaient pas Ă  qui demander des prĂ©cisions. Naturellement, cette confusion favorisait la remise en cause des dĂ©cisions : 55 % des rĂ©pondants estimaient que les dĂ©cisions Ă©taient rĂ©gulièrement remises en cause.

Ă€ la dĂ©charge de l’assureur, ses dirigeants ont immĂ©diatement rĂ©agi aux rĂ©sultats du diagnostic en lançant un programme de changement ciblant ces trois domaines problĂ©matiques. Ce programme prĂ©voyait des premiers changements souvent symboliques avec des initiatives Ă  plus long terme, afin d’impulser une dynamique et de galvaniser la participation et l’appropriation. Reconnaissant qu’une attitude « passive-agressive » Ă  l’encontre des personnes que l’on pensait ĂŞtre investies de pouvoirs en raison seulement de leur position dans la hiĂ©rarchie freinait la transmission de l’information, la direction a pris des mesures immĂ©diates pour montrer son intention de crĂ©er une culture plus informelle et plus ouverte. Changement symbolique : le plan de table lors des rĂ©unions de la direction a Ă©tĂ© revu. Les hauts dirigeants avaient l’habitude de s’asseoir Ă  l’Ă©cart et cette sĂ©paration physique Ă©tait lourde de sens. Ă€ prĂ©sent, ils se mĂ©langent aux autres, se rendent plus accessibles et encouragent davantage les collaborateurs Ă  Ă©changer de manière informelle. Des rĂ©unions casse-croĂ»te ont Ă©tĂ© mises en place avec les membres du comitĂ© de direction, durant lesquelles les participants peuvent discuter d’une initiative globale de changement de culture, des droits de dĂ©cision, de nouveaux mĂ©canismes de communication entre les unitĂ©s, etc. L’attribution des sièges y est minutieusement prĂ©parĂ©e afin de garantir la reprĂ©sentation des diffĂ©rentes unitĂ©s Ă  chaque table. Des activitĂ©s visant Ă  briser la glace ont Ă©tĂ© conçues pour encourager les employĂ©s Ă  dĂ©couvrir le travail des autres unitĂ©s.

Dans le mĂŞme temps, les managers ont cherchĂ© Ă  remĂ©dier aux problèmes liĂ©s Ă  la circulation de l’information et aux droits de dĂ©cision. Ils ont Ă©valuĂ© leurs propres rĂ©seaux informels afin de comprendre comment les personnes prenant les dĂ©cisions clĂ©s obtenaient leurs informations, et ont ainsi identifiĂ© d’importantes lacunes. Un nouveau cadre a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© pour prendre ces dĂ©cisions importantes, spĂ©cifiant clairement qui est responsable de quelle dĂ©cision, qui doit fournir les informations, qui assume la responsabilitĂ© finale des rĂ©sultats et comment ces rĂ©sultats sont dĂ©finis. D’autres initiatives Ă  long terme ont Ă©tĂ© dĂ©finies :

  • La dĂ©lĂ©gation de certaines dĂ©cisions aux niveaux infĂ©rieurs de la hiĂ©rarchie afin de mieux faire correspondre les droits de dĂ©cision aux informations disponibles. La plupart des dĂ©cisions relatives aux recrutements et aux primes, par exemple, ont Ă©tĂ© dĂ©lĂ©guĂ©es aux responsables immĂ©diats dès lors qu’ils respectent des limites préétablies concernant les effectifs recrutĂ©s et les niveaux de salaires. DĂ©finir clairement qui a besoin de quelle information encourage le dialogue entre les unitĂ©s.
  • L’identification des commissions doublons et leur suppression.
  • La transmission des indicateurs et tableaux de bord jusqu’en bas de l’Ă©chelle hiĂ©rarchique, de sorte qu’au lieu de chercher Ă  savoir qui a provoquĂ© un problème, la direction peut aller directement Ă  la cause première, au « pourquoi ». Un tableau de bord bien conçu prĂ©sente non seulement les rĂ©sultats (tels que les volumes de ventes ou le chiffre d’affaires) mais Ă©galement des indicateurs permettant d’expliquer ces rĂ©sultats (par exemple, le nombre d’appels de clients ou de contacts clients aboutis). RĂ©sultat, les conversations de la direction ont changĂ© de prioritĂ© : celle-ci ne cherche plus Ă  expliquer le passĂ© mais plutĂ´t Ă  planifier l’avenir, Ă  anticiper et Ă  Ă©viter les problèmes.
  • L’ouverture du processus de planification. Les groupes dĂ©finissent explicitement la manière dont leurs initiatives dĂ©pendent les unes des autres et s’influencent mutuellement. Des objectifs communs sont assignĂ©s en consĂ©quence.
  • L’amĂ©lioration des trajectoires de carrière des managers intermĂ©diaires pour mettre l’accent sur l’importance de la mobilitĂ© transversale en matière d’Ă©volution professionnelle.

Goodward Insurance vient juste de s’engager dans cette voie. L’assureur a rĂ©parti la responsabilitĂ© de ses initiatives entre divers groupes et niveaux hiĂ©rarchiques afin que les efforts ne soient pas eux-mĂŞmes compartimentĂ©s. D’ores et dĂ©jĂ , d’importantes amĂ©liorations en matière d’exĂ©cution commencent Ă  Ă©merger. Les premiers signes de succès proviennent des enquĂŞtes de satisfaction des salariĂ©s : les rĂ©ponses des managers intermĂ©diaires concernant la collaboration entre les unitĂ©s et la clartĂ© de la prise de dĂ©cision ont gagnĂ© entre vingt et vingt- cinq points de pourcentage. Les collaborateurs les plus performants franchissent dĂ©jĂ  les frontières pour mieux comprendre l’entreprise dans son ensemble, mĂŞme si cela ne se traduit pas, dans l’immĂ©diat, par une promotion.

L’idĂ©e de dĂ©part en pratique

Concentrez-vous d’ores et dĂ©jĂ  sur les deux leviers essentiels Ă  une exĂ©cution de stratĂ©gie rĂ©ussie :

– Droits de dĂ©cision :

• Assurez-vous que chaque collaborateur de votre cabinet sait de quelles décisions et de quelles actions il est responsable.

Exemple :

Chez un fabricant mondial de biens de consommation, les dĂ©cisions prises par les directeurs de division ou de secteur gĂ©ographique Ă©taient outrepassĂ©es par les directeurs de fonction qui contrĂ´laient l’affectation des ressources. Les prises de dĂ©cision Ă©taient retardĂ©es. Les divisions mobilisaient du personnel pour Ă©laborer de solides argumentaires remettant en cause ces dĂ©cisions, et les frais gĂ©nĂ©raux ne cessaient d’augmenter. Afin de favoriser une nouvelle stratĂ©gie visant Ă  replacer le client au centre de l’activitĂ©, le P-DG a clairement confiĂ© aux divisions la responsabilitĂ© des profits.

• Encouragez les supérieurs à déléguer les décisions opérationnelles (ce qui vaut aussi pour vous).

Exemple :

Dans une organisation caritative internationale, les directeurs nationaux ne savaient pas dĂ©lĂ©guer, ce qui paralysait le processus de dĂ©cision. La direction les a encouragĂ©s Ă  se dĂ©lester des tâches opĂ©rationnelles ordinaires, ce qui leur a permis de se concentrer sur l’Ă©laboration de stratĂ©gies nĂ©cessaires pour rĂ©aliser la mission de l’organisation.

– Flux d’informations :

• Veillez à ce que les informations importantes relatives au contexte concurrentiel vous soient rapidement transmises afin de pouvoir identifier des modèles et instaurer des bonnes pratiques dans tout le cabinet.

Exemple :

Dans une compagnie d’assurances, des informations pourtant exactes sur la viabilitĂ© des projets Ă©taient censurĂ©es durant leur transmission vers la direction. Pour amĂ©liorer la remontĂ©e des informations, l’entreprise a pris des mesures pour crĂ©er une culture plus informelle et plus ouverte. Les cadres dirigeants ont commencĂ© Ă  se mĂ©langer aux responsables d’unitĂ©s durant les rĂ©unions de management et Ă  organiser des rĂ©unions casse- croĂ»te pour discuter des problèmes les plus urgents.

• Favorisez la circulation des informations au-delà des frontières organisationnelles.

Exemple :

Afin de mieux gĂ©rer ses relations avec ses importants clients multiproduits, une sociĂ©tĂ© de B2B devait instaurer le dialogue entre les unitĂ©s. Elle a ainsi chargĂ© sa nouvelle Ă©quipe marketing centrĂ©e sur la clientèle d’encourager la communication au sein de l’entreprise. Le groupe a produit des comptes rendus rĂ©guliers analysant les performances par rapport aux objectifs (par produit et par secteur gĂ©ographique), ainsi que des analyses causales expliquant les Ă©carts de performance. Des rĂ©unions trimestrielles de management de la performance ont suscitĂ© la confiance nĂ©cessaire Ă  cette coopĂ©ration.

• Aidez vos collaborateurs à comprendre comment leurs choix quotidiens affectent les résultats de votre cabinet.

Exemple :

Chez un prestataire de services financiers, les commerciaux Ă©laboraient souvent des offres uniques et personnalisĂ©es pour leurs clients, qui coĂ»taient davantage que ce qu’elles rapportaient Ă  la sociĂ©tĂ©. Les commerciaux n’Ă©taient pas conscients du coĂ»t et de la complexitĂ© de ces opĂ©rations. La direction a rĂ©solu ce problème de manque d’information en adoptant une approche commerciale de « personnalisation intelligente ». Pour les contrats sur mesure, elle a instaurĂ© des procĂ©dures de back-office standardisĂ©es (telles que l’Ă©valuation du risque). Elle a Ă©galement mis au point des outils d’aide analytique afin de mieux informer les commerciaux des rĂ©percussions financières de leurs offres de transactions. La rentabilitĂ© s’en est trouvĂ©e amĂ©liorĂ©e.

Les auteurs concluent sur la notion que l’exĂ©cution est un dĂ©fi Ă©ternel et bien connu. MĂŞme dans les entreprises qui s’en sortent le mieux (les « organisations rĂ©silientes »), seuls deux tiers des salariĂ©s estiment que les grandes dĂ©cisions stratĂ©giques et opĂ©rationnelles sont rapidement traduites en actions. Tant que les entreprises continueront de s’attaquer Ă  leurs problèmes d’exĂ©cution armĂ©es principalement ou seulement d’initiatives structurelles ou motivationnelles, elles Ă©choueront toujours. Nous l’avons vu, elles peuvent obtenir des rĂ©sultats Ă  court terme, mais elles reprendront inĂ©vitablement leurs anciennes habitudes car elles ne se seront pas occupĂ© des causes profondes du problème. De tels Ă©checs peuvent presque toujours ĂŞtre surmontĂ©s : il suffit de s’assurer que les employĂ©s comprennent de quoi ils sont responsables et qui prend les dĂ©cisions, puis de leur donner les informations dont ils ont besoin pour assumer leurs responsabilitĂ©s. Une fois ces deux piliers en place, les Ă©lĂ©ments structurels et motivationnels suivront.