(Article basé sur l’ouvrage Nudge : improving decision about health, wealth and happiness, par Richard H. Thaler & Carl R. Sunstein)
Souvent, un petit « coup de pouce » discret est Ă mĂŞme d’influencer un comportement ou une dĂ©cision. Si l’ouvrage qui nous concerne dĂ©veloppe longuement les applications sociĂ©tales Ă Ă©chelle nationale et internationale de la thĂ©orie des « nudges » (littĂ©ralement, « pichenette » ou « coup de coude »), ce concept est applicable Ă toute interaction humaine : famille, entreprise, parentalité… Sunstein et Thaler (Prix Nobel d’économie 2017) posent ainsi les fondations d’une philosophie politique qu’ils nomment le « paternalisme libertaire », qui consiste Ă orienter vers la « bonne » dĂ©cision sans pour autant limiter la libertĂ© de choix de la cible : un « nudge » est un aspect de l’architecture du choix qui altère le comportement ou la rĂ©ponse de la cible de façon prĂ©visible sans la priver de ses autres options. Ils illustrent cela avec l’exemple de Carolyn, responsable de centaines de cafĂ©tĂ©rias scolaires. Elle dĂ©couvre que la nourriture placĂ©e au niveau des yeux est la plus consommĂ©e par les Ă©coliers, qu’il s’agisse de lĂ©gumes ou de fast-food. En amĂ©nageant la cafĂ©tĂ©ria de manière Ă ce que les aliments sains soient consommĂ©s davantage, Carolyn peut avoir une influence sĂ©rieuse sur la consommation et la santĂ© des Ă©coliers. Il s’agit d’un exemple d’influence positive sans limiter le choix des Ă©lèves : les enfants peuvent toujours choisir de manger des friandises et de la restauration rapide. Thaler et Sunstein utilisent cet exemple pour illustrer non seulement la façon dont un nudge peut ĂŞtre utilisĂ©, mais aussi qu’il n’y a pas de conception neutre. L’architecte du choix construit consciemment le contexte dans lequel une dĂ©cision est prise. Puisque la conception est consciente, l’architecte du choix a la responsabilitĂ© d’anticiper le comportement humain. Carolyn sait que quelles que soient les dĂ©cisions qu’elle prendra concernant l’amĂ©nagement des cafĂ©tĂ©rias, cela aura une influence sur les habitudes alimentaires d’un certain nombre d’enfants et sur leur santĂ©. Elle doit donc dĂ©cider de ce qui serait le mieux pour les enfants et cadrer le contexte de manière Ă le rendre plus sain. Le paternalisme libertaire offre la possibilitĂ© de pousser, d’influencer sans contraintes sĂ©rieuses. Afin de garder ouverts un certain nombre de choix, le nudge doit ĂŞtre Ă©vitable avec un coĂ»t très limitĂ© pour la cible. Pour les Ă©coliers, le coĂ»t va ĂŞtre par exemple d’atteindre un tiroir plus haut ou de marcher un peu plus loin s’ils veulent des produits moins sains. La libertĂ© de choix est ainsi garantie par le paternalisme libertaire, qui ne pose pas de contraintes insurmontables (comme le seraient dans notre exemple, l’interdiction de servir du fast-food ou des friandises). L’aspect paternaliste rĂ©side dans l’idĂ©e qu’il est lĂ©gitime pour les architectes de choix d’influencer les gens afin de rendre leur vie plus longue, plus saine et plus heureuse. Il est ainsi intĂ©ressant d’abord de dĂ©finir les concepts-clefs de cette « Ă©conomie comportementale », avant d’évoquer les applications concrètes envisagĂ©es par les auteurs.
Les principes de l’Ă©conomie comportementale
Il s’agit des concepts et éléments comportementaux qui influencent le comportement humain en matière de choix, de perception et de décision, et dont il faut tenir compte en construisant un nudge.
L’architecture du choix
L’organisation matĂ©rielle des choses (agencement d’un espace physique, ordre des idĂ©es dans une discussion ou un texte, prĂ©sentation des options dans un formulaire…) peut influencer la prise de dĂ©cision, car elle tend Ă attirer l’attention sur tel ou tel aspect ou au contraire Ă en allĂ©ger certains autres. Il n’existe donc pas de conception neutre. Beaucoup acceptent instinctivement les paramètres par dĂ©faut du choix de l’architecte, comme par exemple les paramètres sur un tĂ©lĂ©phone : les utilisateurs supposent que les experts qui ont conçu l’équipement ont choisi les paramètres optimaux, et donc la plupart du temps ne les remettent pas en question. Ainsi, la configuration d’origine incite les utilisateurs Ă un certain usage prĂ©dĂ©fini de la technologie fournie.
Exemple : Dans sa cafĂ©tĂ©ria, sans changer le menu mais simplement en modifiant la façon dont la nourriture Ă©tait prĂ©sentĂ©e, Carolyn a influencĂ© le choix sur divers produits qui ont progressĂ© ou diminuĂ© jusqu’Ă 25%.
Exemple : Certains États amĂ©ricains ont une case « opt out » (« refuser ») Ă cocher pour le don d’organes sur leur formulaire de demande de permis de conduire. La plupart des gens ne prennent pas la peine de se retirer de la liste des donneurs, de sorte que la disponibilitĂ© des organes est nettement plus Ă©levĂ©e que dans les États oĂą la case est une option « opt in » (« accepter »). 42% des inscrits refusent, tandis que seuls 18% acceptent (soit 82% de refus par dĂ©faut), suivant quel formulaire est utilisĂ©. La France Ă©galement s’est inspirĂ©e de cet exemple, puisqu’il n’est plus nĂ©cessaire d’obtenir le consentement familial ou de dĂ©clarer prĂ©alablement sa volontĂ© de donneur, les citoyens Ă©tant dĂ©sormais considĂ©rĂ©s comme donneurs par dĂ©faut, et devant remplir et renvoyer un formulaire pour refuser la procĂ©dure de leur vivant.
La voie de la moindre résistance
Les produits / options qui facilitent la vie seront privilégiés (par exemple les paiements en ligne, les inscriptions en un clic…). Inversement, si quelque chose est complexe et difficile, les gens sont moins susceptibles de donner suite (par exemple les formulaires trop complexes ou nécessitant des informations à rechercher, les obligations de courriers ou de déplacement…)
Exemple : En entreprise, proposer une grande variété de choix de régimes de retraite complémentaire plutôt qu’un nombre limité conduit à un plus grand nombre de salariés ne souscrivant à aucun.
Exemple : En université, le fait de fournir aux étudiants une carte indiquant comment se rendre au centre de santé a augmenté les inoculations contre le tétanos de 28% (contre seulement 3% pour une explication orale en cours).
Heuristique
Nous vivons dans un monde complexe oĂą nous comptons souvent sur des raccourcis pour nous aider Ă donner un sens aux choses (et donc Ă influencer nos dĂ©cisions). Ces raccourcis sont souvent utiles, mais ils peuvent parfois nous induire en erreur. Tversky et Kahneman (1974) ont identifiĂ© 3 Ă©lĂ©ments heuristiques (c’est-Ă -dire participant au processus de dĂ©couverte et d’apprentissage) pouvant conduire Ă des prĂ©jugĂ©s ou des conceptions erronĂ©es : l’ancrage, la disponibilitĂ© et la reprĂ©sentativitĂ©.
Ancrage – La valeur perçue d’une activitĂ©, d’un produit, d’un service, peut ĂŞtre dirigĂ©e (ou « ancrĂ©e ») par une activitĂ© ou une information initiale, parfois non pertinente.
Exemple : Deux questions ont Ă©tĂ© posĂ©es Ă des Ă©tudiants dans un ordre alĂ©atoire : « Ă€ quel point ĂŞtes-vous heureux ? » et « Ă€ quelle frĂ©quence faites-vous des rencontres amoureuses ? ». Dans cet ordre, la corrĂ©lation entre les deux notions Ă©tait faible (0,11), mais quand posĂ©es Ă l’inverse, la corrĂ©lation Ă©tait largement supĂ©rieure (0,62). L’ordre des questions a ainsi ancrĂ© leur apprĂ©ciation du bonheur Ă la frĂ©quence de leurs rencontres amoureuses.
Exemple : Les sommes astronomiques demandées par les avocats lors de procès civils contre des structures importantes (grandes compagnies, État…) ancrent chez les jurés et dans la justice même la normalité de montants en millions concernant ces dossiers.
DisponibilitĂ© – Les Ă©vĂ©nements qui viennent le plus facilement Ă l’esprit (comme les Ă©vĂ©nements rĂ©cents ou traumatisants) auront plus d’impact sur notre rĂ©flexion et plus de poids dans notre esprit, Ă tort ou Ă raison.
Exemple : les tornades et les tremblements de terre sont plus impressionnants et mĂ©morables et donc la probabilitĂ© de mourir dans ces conditions est surestimĂ©e par rapport aux situations plus courantes telles que l’asthme, qui tue pourtant vingt fois plus.
Exemple : L’inflation des prix des logements aux États-Unis a Ă©tĂ© en partie dĂ©clenchĂ©e par l’impression relative de sĂ©curitĂ© et de rendement garanti stimulĂ©e par la multitude de dĂ©bats et discussions sur le sujet Ă l’époque et par la multitude d’exemples connus.
ReprĂ©sentativitĂ© – Notre trop grande confiance dans les stĂ©rĂ©otypes (basĂ©s sur l’expĂ©rience passĂ©e) nous pousse Ă crĂ©er des liens de causalitĂ© ou des catĂ©gorisations ne reposant sur aucune rĂ©alitĂ© objective.
Exemple : Après avoir décrit Linda, une jeune femme brillante ayant dans sa jeunesse milité pour les droits des femmes et des minorités, et ayant accompli des études philosophiques, plusieurs choix de destins possibles sont soumis à un échantillon de sujets, et notamment les deux options suivantes : « Linda est conseillère bancaire » et « Linda est conseillère bancaire et féministe ». La seconde réponse a reçu plus de votes, alors que la logique brute voudrait que ce soit la première qui domine : toute les conseillères bancaires féministes sont d’abord conseillères bancaires, en revanche toutes les conseillères bancaires ne sont pas féministes, donc Linda a statistiquement plus de chance d’être seulement conseillère bancaire.
Optimisme et confiance excessive
Nous surestimons souvent nos capacitĂ©s Ă rĂ©aliser les choses et sous-estimons notre propre appartenance aux statistiques et probabilitĂ©s. Ainsi 90% des conducteurs amĂ©ricains pensent qu’ils sont plus douĂ©s que la moyenne, et 94% des professeurs amĂ©ricains dans les grandes universitĂ©s pensent qu’ils sont de meilleurs enseignants que la moyenne. En revanche, malgrĂ© un taux de divorce Ă 50%, 90% des jeunes mariĂ©s pensent qu’eux ne seront pas concernĂ©s. Idem pour les fumeurs, les crĂ©ateurs d’entreprise, les sĂ©dentaires qui malgrĂ© une conscience rĂ©elle des chiffres quant aux risques d’échec, de maladie etc. pensent en majoritĂ© qu’eux ne feront pas partie de ces statistiques. Les loteries et jeux d’argent reposent essentiellement sur cet optimisme irrĂ©aliste.
Aversion pour les pertes
L’idée de « perdre quelque chose » au moins deux fois plus d’impact psychologique que celle de « gagner quelque chose ».
Exemple : La formulation « Si vous n’utilisez pas de méthodes de conservation de l’énergie, vous perdrez 350 euros par an » est plus efficace pour stimuler l’adhésion à de nouvelles pratiques que l’idée d’« économiser 350 euros ».
Préjugé du statu quo
L’humain a une tendance naturelle Ă l’inertie, Ă s’en tenir Ă sa situation actuelle plutĂ´t que risquer un changement. Le « prĂ©jugĂ© du statu quo » se nourrit Ă la fois du confort apportĂ© par la familiaritĂ© et l’habitude (j’y suis, j’y reste) et du manque d’attention. Ainsi, les gens transfèrent rarement leurs comptes bancaires ou leurs assurances, ou oublient d’annuler les abonnements initialement attrayants ou gratuits (Ă des magazines, Ă des chaĂ®nes de tĂ©lĂ©vision…). NBC par exemple a dĂ©couvert qu’une fois sur une chaĂ®ne, les gens sont plus susceptibles d’y rester pour les programmes suivants de la soirĂ©e que de zapper sur une nouvelle chaĂ®ne. Les options « par dĂ©faut » dans tous les contextes sont donc de puissants nudges.
Le cadrage (framing)
La contextualisation d’un problème, la manière de prĂ©senter les choses peuvent considĂ©rablement influencer la prise de dĂ©cision (par exemple lorsqu’elle est liĂ©e Ă une ancre ou Ă une aversion aux pertes).
Exemple : Le docteur dira « sur 100 patients qui subissent cette opération, 90 sont vivants cinq ans plus tard » plutôt que « sur 100 patients qui subissent cette opération, 10 sont morts cinq ans plus tard ». Même si les chances sont exactement les mêmes, les chiffres décrivant le succès ou l’échec de l’opération résonnent différemment.
La tentation et l’inattention
Notre état émotionnel peut influencer notre comportement, et nous faisons beaucoup de choses sur le pilote automatique. Ces deux aspects se marient pour justifier de nombreux choix irréfléchis, comme dévorer les petits-fours apéritifs et ne plus avoir faim au dîner, ou faire les courses le ventre vide et acheter tout et n’importe quoi. C’est ce même alliage de tentation et d’absence de réflexion qui justifie par exemple l’achat de chaussures inutiles en soldes ou la rupture d’un régime alimentaire lors d’un évènement social malgré les bonnes résolutions, le « moi prévoyant » cédant le pas au « moi agissant ».
Exemple : des spectateurs se voient offrir un seau de pop-corn gratuit, mais rassis. Certains ont reçu un grand seau, d’autres un plus petit. MĂŞme si le pop-corn Ă©tait peu ragoĂ»tant, les sujets recevant le plus grand seau consommaient en moyenne 53% de popcorn en plus. La taille des contenants est un nudge puissant dans l’alimentation.
Comptabilité mentale
L’argent c’est de l’argent, pourtant nous semblons souvent avoir diffĂ©rentes « poches mentales » dans lesquelles nous rĂ©partissons l’argent sous ses diverses formes, ce qui peut conduire Ă de mauvaises dĂ©cisions financières. Plus clairement, notre comportement diffère totalement suivant que l’on dĂ©pense de l’argent liquide ou que l’on paie par carte, ce dernier moyen de paiement semblant dissociĂ© de ses consĂ©quences par l’absence de perte « physique », matĂ©rielle de l’argent. Si nous pouvions rapprocher les consĂ©quences financières de l’action, cela affecterait le comportement. Par exemple, comment notre consommation d’énergie changerait-elle si le thermostat de nos maisons affichait la dĂ©pense en temps rĂ©el plutĂ´t que la tempĂ©rature ?
Appartenance au « troupeau »
Nous aimons nous conformer et sommes donc facilement influencĂ©s par ce que les autres disent et font (en particulier par ceux du cercle auquel nous souhaitons ĂŞtre associĂ©s). Le besoin de conformitĂ© sociale est l’un des facteurs d’influence les plus importants sur le comportement.
Exemple : Des étudiants sont invités dans une salle avec cinq autres personnes. On leur demande de répondre à une question à trois choix. Lorsque les cinq autres (tous collaborateurs du test) fournissent une mauvaise réponse commune, le sujet doute de ses propres réponses. Dans de nombreux tests, les répondants se sont conformés aux autres et ont donné la mauvaise réponse jusqu’à 40% du temps, voire plus dans les situations en amphithéâtre (plus le groupe est important, plus l’on se conforme).
Exemple : Au Minnesota, quatre messages diffĂ©rents ont Ă©tĂ© testĂ©s pour voir ce qui conduirait Ă une plus grande conformitĂ© fiscale. Le message ayant enregistrĂ© le plus d’impact fut : « Plus de 90% des habitants du Minnesota paient leur plein impĂ´t ». Le mĂŞme principe a Ă©tĂ© appliquĂ© pour rĂ©duire la consommation d’alcool au collège et le tabagisme chez les adolescents.
Amorçage
Souvent, des informations apparemment non pertinentes peuvent « amorcer » une situation.
Exemple : Demander aux gens avant une Ă©lection s’ils comptent voter augmente la probabilitĂ© qu’ils votent effectivement de 25%.
Feedback
Un retour d’information de qualitĂ© en temps opportun aide Ă dĂ©courager les comportements nĂ©gatifs. Par exemple, la rĂ©duction des Ă©missions de carbone pourrait ĂŞtre amĂ©liorĂ©e en fournissant un système de mesure (tel que l’inventaire des rejets toxiques ou l’inventaire des gaz Ă effet de serre) idĂ©alement converti en une mesure que les gens comprennent dĂ©jĂ (comme le montant en euro des pertes plutĂ´t que l’énergie).
Exemple : Dans le sud de la Californie, Edison fournit Ă ses clients une lampe d’ambiance qui clignote en rouge lorsqu’un client consomme beaucoup d’Ă©nergie et vert lorsque son utilisation est modeste. Cela a permis de rĂ©duire jusqu’Ă 40% la consommation d’Ă©nergie en pĂ©riode de pointe.
Comparaisons
Il est plus facile de prendre des dĂ©cisions lorsque nous faisons des comparaisons (comme l’illustrent les nombreux les sites Web de comparatifs de produits, service etc.). Cependant, il est important de noter que diffĂ©rents schĂ©mas comparatifs peuvent engendrer diffĂ©rentes dĂ©cisions. Parfois, trop de choix peut prĂŞter Ă confusion, conduisant soit Ă l’inaction, soit Ă la prise de dĂ©cisions sous-optimales. De nombreuses entreprises semblent jouer sur ce principe et en quelque sorte « noyer » les informations dans une multitude de choix pour empĂŞcher les consommateurs de trop rĂ©flĂ©chir Ă l’essentiel (les tarifs des forfaits tĂ©lĂ©phoniques par exemple). Tversky recommande, lors de la prise de dĂ©cisions complexes, de se concentrer uniquement sur les critères clĂ©s, puis de dĂ©finir un niveau minimal acceptable pour chaque critère.
Quelques exemples réels et concrets de nudges employés avec succès par des entreprises ou organismes tenant compte de ces principes :
- Les PEE (plans d’épargne entreprises), systèmes d’épargne automatique pratiquĂ©s par certaines compagnies, oĂą l’argent est investi Ă la source pour l’ensemble des salariĂ©s, et peut ĂŞtre dĂ©bloquĂ© uniquement en cas de mariage, naissance, achat immobilier ou au dĂ©part du salariĂ©.
- Le CARES, une campagne pour arrĂŞter de fumer oĂą les patients dĂ©posent le montant qu’ils auraient dĂ©pensĂ© en cigarettes sur un compte dĂ©diĂ©. S’ils sont dĂ©sintoxiquĂ©s après 6 mois, ils rĂ©cupèrent l’argent – sinon, il est reversĂ© Ă un organisme de charitĂ©. Cette approche a montrĂ© une augmentation du succès de l’arrĂŞt du tabac de 53%.
- Les couvertures de certaines mutuelles où la prime est réduite si vous pratiquez un sport etc. pour gagner des points de « vitalité ».
- Le procĂ©dĂ© d’envoi retardĂ© sur les courriels jusqu’à 24 heures pour s’assurer que les utilisateurs ne rĂ©agissent pas de manière excessive dans le feu de l’action.
Humains et « écônes »
Thaler et Sunstein soulignent qu’il existe une diffĂ©rence importante entre les humains « normaux », rĂ©els, et ce qu’ils appellent les « Ă©cĂ´nes » (sortes d’icĂ´nes Ă©conomiques), crĂ©atures semblables Ă l’humain mais qui rĂ©pondraient aux lois Ă©conomiques dĂ©crites dans les manuels. L’homme « normal » n’est pas un homo economicus capable de traiter toutes les informations, de surveiller les conditions du marchĂ©, ou d’afficher la discipline de toujours faire ce qui est dans son intĂ©rĂŞt et celui de la sociĂ©tĂ©. Pour le souligner, ils se rĂ©fèrent aux taux de surpoids et d’obĂ©sitĂ© (respectivement 60% et 20% aux États-Unis). Dans d’autres pays occidentaux, des chiffres similaires peuvent ĂŞtre relevĂ©s. Un autre exemple dans lequel les humains ne parviennent pas Ă se hisser Ă la hauteur de l’écĂ´ne est l’erreur de planification : dans les faits, les humains sont extraordinairement inaptes Ă prĂ©dire l’avenir. Lorsque les choix sont maximisĂ©s, comme c’est le cas dans des conditions de marchĂ© optimales, les « vrais » humains ont beaucoup de mal Ă dĂ©cider quel choix est le meilleur. Les auteurs s’interrogent donc sur la rationalitĂ© des dĂ©cisions que les gens prennent dans ce contexte rĂ©el. Trop souvent, le jugement est erronĂ© ou biaisĂ© par un ou plusieurs des principes prĂ©cĂ©demment abordĂ©s.
Qu’est-ce qui nous rend si faillibles ? Le cerveau humain prĂ©sente en rĂ©alitĂ© deux systèmes de pensĂ©e : un système automatique, et un système rationnel, autrement dit un système « rĂ©flexe » et un système « rĂ©flexion » (le « moi agissant » contre le « moi prĂ©voyant »). Le système automatique est rapide, rĂ©pond instinctivement de manière associative, et est inconscient. Le système rationnel, lui, fonctionne lentement, par dĂ©duction, et consciemment. Dans de nombreux cas, le système automatique s’active naturellement, par exemple si nous devons dĂ©cider si quelque chose est au bon prix. En revanche, dans une situation oĂą nous devons par exemple convertir un certain montant du dollar Ă l’euro, le système rationnel prend le relai. Afin de faire face aux nombreuses tâches et situations compliquĂ©es auxquelles nous sommes confrontĂ©s, nous avons tendance Ă simplifier les règles de base. En utilisant ces règles empiriques comme principes heuristiques, les deux modes de pensĂ©es peuvent interagir. Thaler et Sunstein distinguent, on l’a dit, trois règles gĂ©nĂ©rales : l’ancrage, la disponibilitĂ© et la reprĂ©sentativitĂ©. Les ancres sont utilisĂ©es pour estimer, par exemple, la taille de la population d’une ville. Le nombre qui servira de base Ă la rĂ©flexion est le nombre d’habitants d’une ville que vous connaissez, puis vous l’ajusterez dans ce que vous pensez ĂŞtre la bonne direction en comparant ce que vous savez de la taille et de la rĂ©putation de l’autre ville. Les ancres servent de points de rĂ©fĂ©rence et peuvent ĂŞtre utilisĂ©es comme nudge. La deuxième règle d’or, la disponibilitĂ©, s’appuie sur les expĂ©riences passĂ©es. Les gens estiment le risque de tremblement de terre ou d’attaque terroriste plus important ou plus grave s’ils en ont dĂ©jĂ fait l’expĂ©rience. La disponibilitĂ© de l’expĂ©rience passĂ©e conduit souvent Ă une erreur de jugement quant Ă la probabilitĂ© d’un Ă©vĂ©nement. La dernière forme de prĂ©jugĂ© affectant le jugement est la reprĂ©sentativitĂ©. Il s’agit d’un prĂ©jugĂ© classique, par exemple qu’une femme a plus de chances d’ĂŞtre bibliothĂ©caire que chef d’une entreprise de construction. Ces trois règles de base sont des exemples de biais qui affectent la prise de dĂ©cision, et pouvant facilement conduire Ă un jugement erronĂ©.
Thaler et Sunstein fournissent de nombreux exemples de jugements biaisĂ©s et notent que lorsque l’on est conscient des dĂ©fauts humains, il est possible (voire moralement obligatoire) de trouver des solutions sous la forme de nudges. Beaucoup d’Occidentaux ont des problèmes de maĂ®trise de soi, surtout lorsqu’ils sont confrontĂ©s Ă un choix inconscient. Pour que le « moi prĂ©voyant » domine le « moi agissant » irrĂ©flĂ©chi et paresseux (le stĂ©rĂ©otype Homer Simpson), il est nĂ©cessaire de trouver des moyens intelligents de contrĂ´ler nos inhibitions. Un exemple est celui de deux amis des auteurs, John Romalis et Dean Karlan, qui ont dĂ©cidĂ© de perdre du poids. Si l’un n’atteint pas son objectif avant un certain temps, il devra payer l’autre 10 000 $. Après avoir atteint leurs objectifs, les deux hommes ont trouvĂ© une solution pour ne pas reprendre de poids. Ils ont convenu qu’ils pouvaient s’appeler n’importe quand pour exiger une pesĂ©e. Si l’un Ă©tait en surpoids, il devait verser les 10 000 $ initiaux Ă l’autre. L’aversion pour les pertes, expliquent Thaler et Sunstein, est l’un des moteurs les plus puissants de motivation. Sur la base de ce principe, Dean Karlan Ă la suite de ce pari a crĂ©Ă© le site Web stickk.com. Sur ce site, vous pouvez dĂ©clarer un objectif quel qu’il soit (professionnel, personnel, physique…) et bloquer une somme d’argent que vous ĂŞtes prĂŞt Ă mettre en jeu. Si vous ne parvenez pas Ă atteindre votre objectif, l’argent investi peut ĂŞtre reversĂ© Ă un organisme de bienfaisance ou mĂŞme Ă un organisme autre comme un parti politique que vous n’aimez pas, pour renforcer encore l’aversion de la perte.
Les nudges comme politique gouvernementale
La portĂ©e de cet ouvrage est beaucoup plus vaste que de simples questions de perte de poids ou de choix d’une nouvelle voiture. Thaler et Sunstein couvrent un large Ă©ventail de sujets de sociĂ©tĂ© relatifs Ă leur nation, mais qui pourraient ĂŞtre rapportĂ©s Ă n’importe quel pays occidental, comme la privatisation de la sĂ©curitĂ© sociale, le marchĂ© du crĂ©dit, les hypothèques, l’épargne ou la gestion des soins de santĂ©. Leur critique gĂ©nĂ©rale avance que les dĂ©cisions dans ces domaines sont trop compliquĂ©es pour la plupart des gens. Sur les marchĂ©s qui manquent de transparence, les informations peuvent ĂŞtre si difficiles Ă traiter, en raison de normes complexes, que mĂŞme les personnes qui y Ă©voluent sont parfois perplexes. Dans ces conditions de marchĂ©, une maximisation du choix n’aidera pas les citoyens, consommateurs, clients etc. Ă prendre de meilleures dĂ©cisions. Les auteurs suggèrent des solutions possibles telles que l’adhĂ©sion automatique aux rĂ©gimes de retraite complĂ©mentaire, et une stratĂ©gie de « Save More Tomorrow » (« Ă©conomiser plus demain »). Cette dernière est fondĂ©e sur l’idĂ©e que les gens pensent souvent qu’ils devraient Ă©pargner plus, mais qu’en raison de l’aversion des pertes (ils auraient moins d’argent Ă dĂ©penser ce mois-ci), ils sont rĂ©ticents Ă modifier leur Ă©pargne mensuelle. En proposant aux travailleurs un rĂ©gime de prĂ©voyance universel permettant d’augmenter leur taux d’Ă©pargne progressivement en fonction de leur augmentation de revenu, ils ne ressentent pas la « perte » comme immĂ©diate. Toutes les suggestions faites visent Ă permettre aux gens de dĂ©cider plus facilement et plus rapidement des choses qui sont dans leur meilleur intĂ©rĂŞt, sans imposer de règles fixes. Ce qui semble parfois manquer dans l’exposĂ© de Thaler et Sunstein est toutefois un dĂ©bat de principe. La nature pragmatique du sujet semble Ă©viter les questions quant Ă l’opportunitĂ© de l’intervention du gouvernement dans les dĂ©cisions privĂ©es, mĂŞme lorsqu’elles relèvent de l’économie ou de la santĂ©, pouvant ainsi remettre en cause la lĂ©gitimitĂ© des mesures prises sous forme de nudges, et esquive soigneusement celle des coĂ»ts possibles qui rĂ©sulteront de l’Ă©volution de l’architecture des choix au niveau de l’État.
Les deux sujets les plus controversĂ©s auxquels les auteurs s’attachent sont le don d’organes, que nous avons Ă©voquĂ©, et le mariage. Dans le cas du don d’organes, pour approfondir un peu cet exemple survolĂ©, il est bien sĂ»r important d’augmenter le nombre de dons en inscrivant plus de personnes comme donneurs, des recherches ayant montrĂ© que le nombre de personnes prĂŞtes Ă donner leurs organes est supĂ©rieur Ă celui des donneurs effectivement enregistrĂ©s. De cela, ils concluent que c’est l’ensemble du processus d’enregistrement qui dissuade les gens. Leur suggestion est donc de modifier l’architecture de choix en renversant la valeur par dĂ©faut de consentement explicite en consentement prĂ©sumĂ©. Chaque ressortissant serait alors un donneur Ă moins qu’il ne le conteste explicitement. C’est le cas en France. LĂ encore, Thaler et Sunstein Ă©vitent la discussion de principe ; ils se concentrent uniquement sur la façon dont l’architecture de choix peut ĂŞtre utilisĂ©e pour pousser les gens dans ce qui est prĂ©sumĂ© la bonne direction, sans s’interroger sur la valeur ontologique d’une intervention gouvernementale dans un principe aussi fondamental que l’intĂ©gritĂ© du corps humain et la libertĂ© de choix mĂ©dical, ni sur l’obligation d’information exhaustive et de consentement ou refus Ă©clairĂ© qui devraient aller de pair avec ce type de mesure, et les consĂ©quences morales de leur absence ou limitation.
L’idĂ©e la plus ambitieuse suggĂ©rĂ©e par les auteurs est celle de la privatisation du mariage. Le tollĂ© aux États-Unis sur le mariage homosexuel Ă l’époque de la publication de l’ouvrage (les annĂ©es 90), qui a Ă©galement fait dĂ©bat plus rĂ©cemment en France, peut ĂŞtre rĂ©solu selon Thaler et Sunstein en mettant fin aux lois qui rĂ©gissent le mariage dans son ensemble. Le mariage tel que nous le connaissons aujourd’hui est, selon les auteurs, une institution obsolète, et devrait ĂŞtre remplacĂ© par une union civile entre deux personnes sans connotation nĂ©cessairement familiales. Le mariage serait alors une affaire strictement privĂ©e qui ne pourrait ĂŞtre cĂ©lĂ©brĂ©e que dans des organisations privĂ©es (religieuses, culturelles, symboliques) mais n’ayant aucun impact sur la vie civile. MĂŞme la protection des enfants, qui est l’une des raisons de l’existence et de la pĂ©rennitĂ© du mariage officiel, n’est pas suffisante pour le prĂ©server selon les auteurs. Une union civile permettrait les mĂŞmes protections et consĂ©quences fiscales, mais pourrait ĂŞtre Ă©largie Ă d’autres types d’unions pas nĂ©cessairement basĂ©es sur la notion de « couple ». LĂ encore, Thaler et Sunstein Ă©vitent le dĂ©bat de fond, notamment sur la nĂ©cessitĂ© d’un certain contrĂ´le gouvernemental du mariage pour Ă©viter des situations comme le mariage frère-sĹ“ur et la polygamie, ou plus grave, sur l’âge minimum des mariĂ©s : avec une privatisation, il n’y aurait plus d’âge lĂ©gal limite pour les mariages (religieux par exemple) bien qu’il en existe un pour l’union civile et les relations sexuelles. Dans cette situation, il serait possible pour une enfant de 9 ans d’Ă©pouser un homme de 52 ans. Troisième objection possible, le mariage officiel n’est pas seulement reconnu au niveau national, mais aussi international. L’union civile entre deux partenaires rendrait difficile la dĂ©termination de la nature d’une relation. Dans un mariage, le lien est clair, mais dans une union civile le motif n’a pas d’importance. En cas de migration, de succession internationale ou de regroupement familial, ce « flou » juridique » pourrait entraĂ®ner Ă tout le moins d’importantes complications. Les auteurs ont conclu sur les questions Ă©conomiques que la plupart des gens n’Ă©tait pas en mesure de juger rationnellement et pouvaient ĂŞtre « nudgĂ©s » dans la bonne direction, mais pour le mariage, ils s’attendent Ă ce que ces mĂŞmes humains aient des idĂ©es claires et informĂ©es sur ce qu’ils veulent, comme la rĂ©partition de la responsabilitĂ© financière et les obligations de leur union civile. Le mariage officiel, qui pourrait pourtant ĂŞtre perçu comme un nudge avec tous les accords standards comme paramètres par dĂ©faut pour une relation durable, leur semble inacceptable. Il convient donc de nuancer la portĂ©e sociĂ©tale de cette thĂ©orie, qui semble tout Ă fait bienveillante dans certains domaines (Ă©conomique, administratif, santé…) mais plus questionnable sur d’autres.
En conclusion, le nudge semble donc ĂŞtre un concept ambigu. Comme Thaler et Sunstein le reconnaissent, il peut ĂŞtre utilisĂ© pour faire le bien autant que pour nuire. Ils reconnaissent que la rĂ©cente crise financière a Ă©tĂ© causĂ©e en partie parce que les gens ont achetĂ© des produits financiers qu’ils ne comprenaient pas et ont Ă©tĂ© exploitĂ©s. Ils ont Ă©tĂ© nudgĂ©s dans de mauvaises dĂ©cisions. Cependant, alors qu’ils font des propositions pour rĂ©former le marchĂ© du point de vue du consommateur, ils ignorent complètement les banquiers, ces architectes des choix financiers qui ont fabriquĂ© les produits Ă l’origine de la crise financière. D’une certaine manière, les banquiers qui gagnaient des salaires Ă©normes ont Ă©tĂ© poussĂ©s Ă prendre de gros risques sans ĂŞtre suffisamment responsabilisĂ©s. Pourrait-il exister des « mĂ©ta-nudges » qui aideraient les architectes de choix Ă prendre de meilleures dĂ©cisions ? On peut bien sĂ»r envisager des nudges qui fonctionneraient comme des freins et contrepoids, mais Ă la fin, on en revient toujours Ă la moralitĂ©. Dans le dernier chapitre oĂą les auteurs discutent de certaines de ces objections, ils dĂ©crètent que les nudges des organisations privĂ©es sont plus dangereux que ceux des organisations publiques, car ces dernières ont l’intention fondamentale de faire le bien de la sociĂ©tĂ©. C’est nier la possibilitĂ© de malveillance ou intĂ©rĂŞts privĂ©s dans la gestion publique, ce qui semble Ă tout le moins utopique. Ils expliquent qu’un architecte n’arrĂŞtera pas de concevoir des bâtiments en cas de conflit d’intĂ©rĂŞts avec ses clients. Selon Thaler et Sunstein, un architecte de choix est exactement dans la mĂŞme position, des conflits d’intĂ©rĂŞts peuvent survenir, mais ne devraient pas ĂŞtre une excuse Ă l’inertie. Il serait irrĂ©aliste de s’attendre Ă ce qu’ils trouvent une solution dĂ©finitive Ă la faillibilitĂ© humaine, mais l’aspect paternaliste de leur paternalisme libĂ©ral semble un peu maigre. Le jugement moral paraĂ®t presque absent non seulement dans leur traitement de la crise financière, mais aussi dans de nombreux autres domaines dans lesquels ils suggèrent d’utiliser le nudge, soutenant que toute personne qui manipule sans scrupules les autres pour un gain personnel finira par ĂŞtre dĂ©masquĂ©e. Un concept dont il faut donc tenir compte, pour mieux comprendre son entourage (sa famille, ses amis, ses clients, ses employĂ©s…) et Ă©ventuellement l’influencer positivement, mais Ă questionner et utiliser toutefois Ă la lumière de sa propre moralitĂ©.
Nudge : Comment inspirer la bonne décision
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(Article basé sur l’ouvrage Nudge : improving decision about health, wealth and happiness, par Richard H. Thaler & Carl R. Sunstein)
Souvent, un petit « coup de pouce » discret est Ă mĂŞme d’influencer un comportement ou une dĂ©cision. Si l’ouvrage qui nous concerne dĂ©veloppe longuement les applications sociĂ©tales Ă Ă©chelle nationale et internationale de la thĂ©orie des « nudges » (littĂ©ralement, « pichenette » ou « coup de coude »), ce concept est applicable Ă toute interaction humaine : famille, entreprise, parentalité… Sunstein et Thaler (Prix Nobel d’économie 2017) posent ainsi les fondations d’une philosophie politique qu’ils nomment le « paternalisme libertaire », qui consiste Ă orienter vers la « bonne » dĂ©cision sans pour autant limiter la libertĂ© de choix de la cible : un « nudge » est un aspect de l’architecture du choix qui altère le comportement ou la rĂ©ponse de la cible de façon prĂ©visible sans la priver de ses autres options. Ils illustrent cela avec l’exemple de Carolyn, responsable de centaines de cafĂ©tĂ©rias scolaires. Elle dĂ©couvre que la nourriture placĂ©e au niveau des yeux est la plus consommĂ©e par les Ă©coliers, qu’il s’agisse de lĂ©gumes ou de fast-food. En amĂ©nageant la cafĂ©tĂ©ria de manière Ă ce que les aliments sains soient consommĂ©s davantage, Carolyn peut avoir une influence sĂ©rieuse sur la consommation et la santĂ© des Ă©coliers. Il s’agit d’un exemple d’influence positive sans limiter le choix des Ă©lèves : les enfants peuvent toujours choisir de manger des friandises et de la restauration rapide. Thaler et Sunstein utilisent cet exemple pour illustrer non seulement la façon dont un nudge peut ĂŞtre utilisĂ©, mais aussi qu’il n’y a pas de conception neutre. L’architecte du choix construit consciemment le contexte dans lequel une dĂ©cision est prise. Puisque la conception est consciente, l’architecte du choix a la responsabilitĂ© d’anticiper le comportement humain. Carolyn sait que quelles que soient les dĂ©cisions qu’elle prendra concernant l’amĂ©nagement des cafĂ©tĂ©rias, cela aura une influence sur les habitudes alimentaires d’un certain nombre d’enfants et sur leur santĂ©. Elle doit donc dĂ©cider de ce qui serait le mieux pour les enfants et cadrer le contexte de manière Ă le rendre plus sain. Le paternalisme libertaire offre la possibilitĂ© de pousser, d’influencer sans contraintes sĂ©rieuses. Afin de garder ouverts un certain nombre de choix, le nudge doit ĂŞtre Ă©vitable avec un coĂ»t très limitĂ© pour la cible. Pour les Ă©coliers, le coĂ»t va ĂŞtre par exemple d’atteindre un tiroir plus haut ou de marcher un peu plus loin s’ils veulent des produits moins sains. La libertĂ© de choix est ainsi garantie par le paternalisme libertaire, qui ne pose pas de contraintes insurmontables (comme le seraient dans notre exemple, l’interdiction de servir du fast-food ou des friandises). L’aspect paternaliste rĂ©side dans l’idĂ©e qu’il est lĂ©gitime pour les architectes de choix d’influencer les gens afin de rendre leur vie plus longue, plus saine et plus heureuse. Il est ainsi intĂ©ressant d’abord de dĂ©finir les concepts-clefs de cette « Ă©conomie comportementale », avant d’évoquer les applications concrètes envisagĂ©es par les auteurs.
Les principes de l’Ă©conomie comportementale
Il s’agit des concepts et éléments comportementaux qui influencent le comportement humain en matière de choix, de perception et de décision, et dont il faut tenir compte en construisant un nudge.
L’architecture du choix
L’organisation matĂ©rielle des choses (agencement d’un espace physique, ordre des idĂ©es dans une discussion ou un texte, prĂ©sentation des options dans un formulaire…) peut influencer la prise de dĂ©cision, car elle tend Ă attirer l’attention sur tel ou tel aspect ou au contraire Ă en allĂ©ger certains autres. Il n’existe donc pas de conception neutre. Beaucoup acceptent instinctivement les paramètres par dĂ©faut du choix de l’architecte, comme par exemple les paramètres sur un tĂ©lĂ©phone : les utilisateurs supposent que les experts qui ont conçu l’équipement ont choisi les paramètres optimaux, et donc la plupart du temps ne les remettent pas en question. Ainsi, la configuration d’origine incite les utilisateurs Ă un certain usage prĂ©dĂ©fini de la technologie fournie.
Exemple : Dans sa cafĂ©tĂ©ria, sans changer le menu mais simplement en modifiant la façon dont la nourriture Ă©tait prĂ©sentĂ©e, Carolyn a influencĂ© le choix sur divers produits qui ont progressĂ© ou diminuĂ© jusqu’Ă 25%.
Exemple : Certains États amĂ©ricains ont une case « opt out » (« refuser ») Ă cocher pour le don d’organes sur leur formulaire de demande de permis de conduire. La plupart des gens ne prennent pas la peine de se retirer de la liste des donneurs, de sorte que la disponibilitĂ© des organes est nettement plus Ă©levĂ©e que dans les États oĂą la case est une option « opt in » (« accepter »). 42% des inscrits refusent, tandis que seuls 18% acceptent (soit 82% de refus par dĂ©faut), suivant quel formulaire est utilisĂ©. La France Ă©galement s’est inspirĂ©e de cet exemple, puisqu’il n’est plus nĂ©cessaire d’obtenir le consentement familial ou de dĂ©clarer prĂ©alablement sa volontĂ© de donneur, les citoyens Ă©tant dĂ©sormais considĂ©rĂ©s comme donneurs par dĂ©faut, et devant remplir et renvoyer un formulaire pour refuser la procĂ©dure de leur vivant.
La voie de la moindre résistance
Les produits / options qui facilitent la vie seront privilégiés (par exemple les paiements en ligne, les inscriptions en un clic…). Inversement, si quelque chose est complexe et difficile, les gens sont moins susceptibles de donner suite (par exemple les formulaires trop complexes ou nécessitant des informations à rechercher, les obligations de courriers ou de déplacement…)
Exemple : En entreprise, proposer une grande variété de choix de régimes de retraite complémentaire plutôt qu’un nombre limité conduit à un plus grand nombre de salariés ne souscrivant à aucun.
Exemple : En université, le fait de fournir aux étudiants une carte indiquant comment se rendre au centre de santé a augmenté les inoculations contre le tétanos de 28% (contre seulement 3% pour une explication orale en cours).
Heuristique
Nous vivons dans un monde complexe oĂą nous comptons souvent sur des raccourcis pour nous aider Ă donner un sens aux choses (et donc Ă influencer nos dĂ©cisions). Ces raccourcis sont souvent utiles, mais ils peuvent parfois nous induire en erreur. Tversky et Kahneman (1974) ont identifiĂ© 3 Ă©lĂ©ments heuristiques (c’est-Ă -dire participant au processus de dĂ©couverte et d’apprentissage) pouvant conduire Ă des prĂ©jugĂ©s ou des conceptions erronĂ©es : l’ancrage, la disponibilitĂ© et la reprĂ©sentativitĂ©.
Ancrage – La valeur perçue d’une activitĂ©, d’un produit, d’un service, peut ĂŞtre dirigĂ©e (ou « ancrĂ©e ») par une activitĂ© ou une information initiale, parfois non pertinente.
Exemple : Deux questions ont Ă©tĂ© posĂ©es Ă des Ă©tudiants dans un ordre alĂ©atoire : « Ă€ quel point ĂŞtes-vous heureux ? » et « Ă€ quelle frĂ©quence faites-vous des rencontres amoureuses ? ». Dans cet ordre, la corrĂ©lation entre les deux notions Ă©tait faible (0,11), mais quand posĂ©es Ă l’inverse, la corrĂ©lation Ă©tait largement supĂ©rieure (0,62). L’ordre des questions a ainsi ancrĂ© leur apprĂ©ciation du bonheur Ă la frĂ©quence de leurs rencontres amoureuses.
Exemple : Les sommes astronomiques demandées par les avocats lors de procès civils contre des structures importantes (grandes compagnies, État…) ancrent chez les jurés et dans la justice même la normalité de montants en millions concernant ces dossiers.
DisponibilitĂ© – Les Ă©vĂ©nements qui viennent le plus facilement Ă l’esprit (comme les Ă©vĂ©nements rĂ©cents ou traumatisants) auront plus d’impact sur notre rĂ©flexion et plus de poids dans notre esprit, Ă tort ou Ă raison.
Exemple : les tornades et les tremblements de terre sont plus impressionnants et mĂ©morables et donc la probabilitĂ© de mourir dans ces conditions est surestimĂ©e par rapport aux situations plus courantes telles que l’asthme, qui tue pourtant vingt fois plus.
Exemple : L’inflation des prix des logements aux États-Unis a Ă©tĂ© en partie dĂ©clenchĂ©e par l’impression relative de sĂ©curitĂ© et de rendement garanti stimulĂ©e par la multitude de dĂ©bats et discussions sur le sujet Ă l’époque et par la multitude d’exemples connus.
ReprĂ©sentativitĂ© – Notre trop grande confiance dans les stĂ©rĂ©otypes (basĂ©s sur l’expĂ©rience passĂ©e) nous pousse Ă crĂ©er des liens de causalitĂ© ou des catĂ©gorisations ne reposant sur aucune rĂ©alitĂ© objective.
Exemple : Après avoir décrit Linda, une jeune femme brillante ayant dans sa jeunesse milité pour les droits des femmes et des minorités, et ayant accompli des études philosophiques, plusieurs choix de destins possibles sont soumis à un échantillon de sujets, et notamment les deux options suivantes : « Linda est conseillère bancaire » et « Linda est conseillère bancaire et féministe ». La seconde réponse a reçu plus de votes, alors que la logique brute voudrait que ce soit la première qui domine : toute les conseillères bancaires féministes sont d’abord conseillères bancaires, en revanche toutes les conseillères bancaires ne sont pas féministes, donc Linda a statistiquement plus de chance d’être seulement conseillère bancaire.
Optimisme et confiance excessive
Nous surestimons souvent nos capacitĂ©s Ă rĂ©aliser les choses et sous-estimons notre propre appartenance aux statistiques et probabilitĂ©s. Ainsi 90% des conducteurs amĂ©ricains pensent qu’ils sont plus douĂ©s que la moyenne, et 94% des professeurs amĂ©ricains dans les grandes universitĂ©s pensent qu’ils sont de meilleurs enseignants que la moyenne. En revanche, malgrĂ© un taux de divorce Ă 50%, 90% des jeunes mariĂ©s pensent qu’eux ne seront pas concernĂ©s. Idem pour les fumeurs, les crĂ©ateurs d’entreprise, les sĂ©dentaires qui malgrĂ© une conscience rĂ©elle des chiffres quant aux risques d’échec, de maladie etc. pensent en majoritĂ© qu’eux ne feront pas partie de ces statistiques. Les loteries et jeux d’argent reposent essentiellement sur cet optimisme irrĂ©aliste.
Aversion pour les pertes
L’idée de « perdre quelque chose » au moins deux fois plus d’impact psychologique que celle de « gagner quelque chose ».
Exemple : La formulation « Si vous n’utilisez pas de méthodes de conservation de l’énergie, vous perdrez 350 euros par an » est plus efficace pour stimuler l’adhésion à de nouvelles pratiques que l’idée d’« économiser 350 euros ».
Préjugé du statu quo
L’humain a une tendance naturelle Ă l’inertie, Ă s’en tenir Ă sa situation actuelle plutĂ´t que risquer un changement. Le « prĂ©jugĂ© du statu quo » se nourrit Ă la fois du confort apportĂ© par la familiaritĂ© et l’habitude (j’y suis, j’y reste) et du manque d’attention. Ainsi, les gens transfèrent rarement leurs comptes bancaires ou leurs assurances, ou oublient d’annuler les abonnements initialement attrayants ou gratuits (Ă des magazines, Ă des chaĂ®nes de tĂ©lĂ©vision…). NBC par exemple a dĂ©couvert qu’une fois sur une chaĂ®ne, les gens sont plus susceptibles d’y rester pour les programmes suivants de la soirĂ©e que de zapper sur une nouvelle chaĂ®ne. Les options « par dĂ©faut » dans tous les contextes sont donc de puissants nudges.
Le cadrage (framing)
La contextualisation d’un problème, la manière de prĂ©senter les choses peuvent considĂ©rablement influencer la prise de dĂ©cision (par exemple lorsqu’elle est liĂ©e Ă une ancre ou Ă une aversion aux pertes).
Exemple : Le docteur dira « sur 100 patients qui subissent cette opération, 90 sont vivants cinq ans plus tard » plutôt que « sur 100 patients qui subissent cette opération, 10 sont morts cinq ans plus tard ». Même si les chances sont exactement les mêmes, les chiffres décrivant le succès ou l’échec de l’opération résonnent différemment.
La tentation et l’inattention
Notre état émotionnel peut influencer notre comportement, et nous faisons beaucoup de choses sur le pilote automatique. Ces deux aspects se marient pour justifier de nombreux choix irréfléchis, comme dévorer les petits-fours apéritifs et ne plus avoir faim au dîner, ou faire les courses le ventre vide et acheter tout et n’importe quoi. C’est ce même alliage de tentation et d’absence de réflexion qui justifie par exemple l’achat de chaussures inutiles en soldes ou la rupture d’un régime alimentaire lors d’un évènement social malgré les bonnes résolutions, le « moi prévoyant » cédant le pas au « moi agissant ».
Exemple : des spectateurs se voient offrir un seau de pop-corn gratuit, mais rassis. Certains ont reçu un grand seau, d’autres un plus petit. MĂŞme si le pop-corn Ă©tait peu ragoĂ»tant, les sujets recevant le plus grand seau consommaient en moyenne 53% de popcorn en plus. La taille des contenants est un nudge puissant dans l’alimentation.
Comptabilité mentale
L’argent c’est de l’argent, pourtant nous semblons souvent avoir diffĂ©rentes « poches mentales » dans lesquelles nous rĂ©partissons l’argent sous ses diverses formes, ce qui peut conduire Ă de mauvaises dĂ©cisions financières. Plus clairement, notre comportement diffère totalement suivant que l’on dĂ©pense de l’argent liquide ou que l’on paie par carte, ce dernier moyen de paiement semblant dissociĂ© de ses consĂ©quences par l’absence de perte « physique », matĂ©rielle de l’argent. Si nous pouvions rapprocher les consĂ©quences financières de l’action, cela affecterait le comportement. Par exemple, comment notre consommation d’énergie changerait-elle si le thermostat de nos maisons affichait la dĂ©pense en temps rĂ©el plutĂ´t que la tempĂ©rature ?
Appartenance au « troupeau »
Nous aimons nous conformer et sommes donc facilement influencĂ©s par ce que les autres disent et font (en particulier par ceux du cercle auquel nous souhaitons ĂŞtre associĂ©s). Le besoin de conformitĂ© sociale est l’un des facteurs d’influence les plus importants sur le comportement.
Exemple : Des étudiants sont invités dans une salle avec cinq autres personnes. On leur demande de répondre à une question à trois choix. Lorsque les cinq autres (tous collaborateurs du test) fournissent une mauvaise réponse commune, le sujet doute de ses propres réponses. Dans de nombreux tests, les répondants se sont conformés aux autres et ont donné la mauvaise réponse jusqu’à 40% du temps, voire plus dans les situations en amphithéâtre (plus le groupe est important, plus l’on se conforme).
Exemple : Au Minnesota, quatre messages diffĂ©rents ont Ă©tĂ© testĂ©s pour voir ce qui conduirait Ă une plus grande conformitĂ© fiscale. Le message ayant enregistrĂ© le plus d’impact fut : « Plus de 90% des habitants du Minnesota paient leur plein impĂ´t ». Le mĂŞme principe a Ă©tĂ© appliquĂ© pour rĂ©duire la consommation d’alcool au collège et le tabagisme chez les adolescents.
Amorçage
Souvent, des informations apparemment non pertinentes peuvent « amorcer » une situation.
Exemple : Demander aux gens avant une Ă©lection s’ils comptent voter augmente la probabilitĂ© qu’ils votent effectivement de 25%.
Feedback
Un retour d’information de qualitĂ© en temps opportun aide Ă dĂ©courager les comportements nĂ©gatifs. Par exemple, la rĂ©duction des Ă©missions de carbone pourrait ĂŞtre amĂ©liorĂ©e en fournissant un système de mesure (tel que l’inventaire des rejets toxiques ou l’inventaire des gaz Ă effet de serre) idĂ©alement converti en une mesure que les gens comprennent dĂ©jĂ (comme le montant en euro des pertes plutĂ´t que l’énergie).
Exemple : Dans le sud de la Californie, Edison fournit Ă ses clients une lampe d’ambiance qui clignote en rouge lorsqu’un client consomme beaucoup d’Ă©nergie et vert lorsque son utilisation est modeste. Cela a permis de rĂ©duire jusqu’Ă 40% la consommation d’Ă©nergie en pĂ©riode de pointe.
Comparaisons
Il est plus facile de prendre des dĂ©cisions lorsque nous faisons des comparaisons (comme l’illustrent les nombreux les sites Web de comparatifs de produits, service etc.). Cependant, il est important de noter que diffĂ©rents schĂ©mas comparatifs peuvent engendrer diffĂ©rentes dĂ©cisions. Parfois, trop de choix peut prĂŞter Ă confusion, conduisant soit Ă l’inaction, soit Ă la prise de dĂ©cisions sous-optimales. De nombreuses entreprises semblent jouer sur ce principe et en quelque sorte « noyer » les informations dans une multitude de choix pour empĂŞcher les consommateurs de trop rĂ©flĂ©chir Ă l’essentiel (les tarifs des forfaits tĂ©lĂ©phoniques par exemple). Tversky recommande, lors de la prise de dĂ©cisions complexes, de se concentrer uniquement sur les critères clĂ©s, puis de dĂ©finir un niveau minimal acceptable pour chaque critère.
Quelques exemples réels et concrets de nudges employés avec succès par des entreprises ou organismes tenant compte de ces principes :
Humains et « écônes »
Thaler et Sunstein soulignent qu’il existe une diffĂ©rence importante entre les humains « normaux », rĂ©els, et ce qu’ils appellent les « Ă©cĂ´nes » (sortes d’icĂ´nes Ă©conomiques), crĂ©atures semblables Ă l’humain mais qui rĂ©pondraient aux lois Ă©conomiques dĂ©crites dans les manuels. L’homme « normal » n’est pas un homo economicus capable de traiter toutes les informations, de surveiller les conditions du marchĂ©, ou d’afficher la discipline de toujours faire ce qui est dans son intĂ©rĂŞt et celui de la sociĂ©tĂ©. Pour le souligner, ils se rĂ©fèrent aux taux de surpoids et d’obĂ©sitĂ© (respectivement 60% et 20% aux États-Unis). Dans d’autres pays occidentaux, des chiffres similaires peuvent ĂŞtre relevĂ©s. Un autre exemple dans lequel les humains ne parviennent pas Ă se hisser Ă la hauteur de l’écĂ´ne est l’erreur de planification : dans les faits, les humains sont extraordinairement inaptes Ă prĂ©dire l’avenir. Lorsque les choix sont maximisĂ©s, comme c’est le cas dans des conditions de marchĂ© optimales, les « vrais » humains ont beaucoup de mal Ă dĂ©cider quel choix est le meilleur. Les auteurs s’interrogent donc sur la rationalitĂ© des dĂ©cisions que les gens prennent dans ce contexte rĂ©el. Trop souvent, le jugement est erronĂ© ou biaisĂ© par un ou plusieurs des principes prĂ©cĂ©demment abordĂ©s.
Qu’est-ce qui nous rend si faillibles ? Le cerveau humain prĂ©sente en rĂ©alitĂ© deux systèmes de pensĂ©e : un système automatique, et un système rationnel, autrement dit un système « rĂ©flexe » et un système « rĂ©flexion » (le « moi agissant » contre le « moi prĂ©voyant »). Le système automatique est rapide, rĂ©pond instinctivement de manière associative, et est inconscient. Le système rationnel, lui, fonctionne lentement, par dĂ©duction, et consciemment. Dans de nombreux cas, le système automatique s’active naturellement, par exemple si nous devons dĂ©cider si quelque chose est au bon prix. En revanche, dans une situation oĂą nous devons par exemple convertir un certain montant du dollar Ă l’euro, le système rationnel prend le relai. Afin de faire face aux nombreuses tâches et situations compliquĂ©es auxquelles nous sommes confrontĂ©s, nous avons tendance Ă simplifier les règles de base. En utilisant ces règles empiriques comme principes heuristiques, les deux modes de pensĂ©es peuvent interagir. Thaler et Sunstein distinguent, on l’a dit, trois règles gĂ©nĂ©rales : l’ancrage, la disponibilitĂ© et la reprĂ©sentativitĂ©. Les ancres sont utilisĂ©es pour estimer, par exemple, la taille de la population d’une ville. Le nombre qui servira de base Ă la rĂ©flexion est le nombre d’habitants d’une ville que vous connaissez, puis vous l’ajusterez dans ce que vous pensez ĂŞtre la bonne direction en comparant ce que vous savez de la taille et de la rĂ©putation de l’autre ville. Les ancres servent de points de rĂ©fĂ©rence et peuvent ĂŞtre utilisĂ©es comme nudge. La deuxième règle d’or, la disponibilitĂ©, s’appuie sur les expĂ©riences passĂ©es. Les gens estiment le risque de tremblement de terre ou d’attaque terroriste plus important ou plus grave s’ils en ont dĂ©jĂ fait l’expĂ©rience. La disponibilitĂ© de l’expĂ©rience passĂ©e conduit souvent Ă une erreur de jugement quant Ă la probabilitĂ© d’un Ă©vĂ©nement. La dernière forme de prĂ©jugĂ© affectant le jugement est la reprĂ©sentativitĂ©. Il s’agit d’un prĂ©jugĂ© classique, par exemple qu’une femme a plus de chances d’ĂŞtre bibliothĂ©caire que chef d’une entreprise de construction. Ces trois règles de base sont des exemples de biais qui affectent la prise de dĂ©cision, et pouvant facilement conduire Ă un jugement erronĂ©.
Thaler et Sunstein fournissent de nombreux exemples de jugements biaisĂ©s et notent que lorsque l’on est conscient des dĂ©fauts humains, il est possible (voire moralement obligatoire) de trouver des solutions sous la forme de nudges. Beaucoup d’Occidentaux ont des problèmes de maĂ®trise de soi, surtout lorsqu’ils sont confrontĂ©s Ă un choix inconscient. Pour que le « moi prĂ©voyant » domine le « moi agissant » irrĂ©flĂ©chi et paresseux (le stĂ©rĂ©otype Homer Simpson), il est nĂ©cessaire de trouver des moyens intelligents de contrĂ´ler nos inhibitions. Un exemple est celui de deux amis des auteurs, John Romalis et Dean Karlan, qui ont dĂ©cidĂ© de perdre du poids. Si l’un n’atteint pas son objectif avant un certain temps, il devra payer l’autre 10 000 $. Après avoir atteint leurs objectifs, les deux hommes ont trouvĂ© une solution pour ne pas reprendre de poids. Ils ont convenu qu’ils pouvaient s’appeler n’importe quand pour exiger une pesĂ©e. Si l’un Ă©tait en surpoids, il devait verser les 10 000 $ initiaux Ă l’autre. L’aversion pour les pertes, expliquent Thaler et Sunstein, est l’un des moteurs les plus puissants de motivation. Sur la base de ce principe, Dean Karlan Ă la suite de ce pari a crĂ©Ă© le site Web stickk.com. Sur ce site, vous pouvez dĂ©clarer un objectif quel qu’il soit (professionnel, personnel, physique…) et bloquer une somme d’argent que vous ĂŞtes prĂŞt Ă mettre en jeu. Si vous ne parvenez pas Ă atteindre votre objectif, l’argent investi peut ĂŞtre reversĂ© Ă un organisme de bienfaisance ou mĂŞme Ă un organisme autre comme un parti politique que vous n’aimez pas, pour renforcer encore l’aversion de la perte.
Les nudges comme politique gouvernementale
La portĂ©e de cet ouvrage est beaucoup plus vaste que de simples questions de perte de poids ou de choix d’une nouvelle voiture. Thaler et Sunstein couvrent un large Ă©ventail de sujets de sociĂ©tĂ© relatifs Ă leur nation, mais qui pourraient ĂŞtre rapportĂ©s Ă n’importe quel pays occidental, comme la privatisation de la sĂ©curitĂ© sociale, le marchĂ© du crĂ©dit, les hypothèques, l’épargne ou la gestion des soins de santĂ©. Leur critique gĂ©nĂ©rale avance que les dĂ©cisions dans ces domaines sont trop compliquĂ©es pour la plupart des gens. Sur les marchĂ©s qui manquent de transparence, les informations peuvent ĂŞtre si difficiles Ă traiter, en raison de normes complexes, que mĂŞme les personnes qui y Ă©voluent sont parfois perplexes. Dans ces conditions de marchĂ©, une maximisation du choix n’aidera pas les citoyens, consommateurs, clients etc. Ă prendre de meilleures dĂ©cisions. Les auteurs suggèrent des solutions possibles telles que l’adhĂ©sion automatique aux rĂ©gimes de retraite complĂ©mentaire, et une stratĂ©gie de « Save More Tomorrow » (« Ă©conomiser plus demain »). Cette dernière est fondĂ©e sur l’idĂ©e que les gens pensent souvent qu’ils devraient Ă©pargner plus, mais qu’en raison de l’aversion des pertes (ils auraient moins d’argent Ă dĂ©penser ce mois-ci), ils sont rĂ©ticents Ă modifier leur Ă©pargne mensuelle. En proposant aux travailleurs un rĂ©gime de prĂ©voyance universel permettant d’augmenter leur taux d’Ă©pargne progressivement en fonction de leur augmentation de revenu, ils ne ressentent pas la « perte » comme immĂ©diate. Toutes les suggestions faites visent Ă permettre aux gens de dĂ©cider plus facilement et plus rapidement des choses qui sont dans leur meilleur intĂ©rĂŞt, sans imposer de règles fixes. Ce qui semble parfois manquer dans l’exposĂ© de Thaler et Sunstein est toutefois un dĂ©bat de principe. La nature pragmatique du sujet semble Ă©viter les questions quant Ă l’opportunitĂ© de l’intervention du gouvernement dans les dĂ©cisions privĂ©es, mĂŞme lorsqu’elles relèvent de l’économie ou de la santĂ©, pouvant ainsi remettre en cause la lĂ©gitimitĂ© des mesures prises sous forme de nudges, et esquive soigneusement celle des coĂ»ts possibles qui rĂ©sulteront de l’Ă©volution de l’architecture des choix au niveau de l’État.
Les deux sujets les plus controversĂ©s auxquels les auteurs s’attachent sont le don d’organes, que nous avons Ă©voquĂ©, et le mariage. Dans le cas du don d’organes, pour approfondir un peu cet exemple survolĂ©, il est bien sĂ»r important d’augmenter le nombre de dons en inscrivant plus de personnes comme donneurs, des recherches ayant montrĂ© que le nombre de personnes prĂŞtes Ă donner leurs organes est supĂ©rieur Ă celui des donneurs effectivement enregistrĂ©s. De cela, ils concluent que c’est l’ensemble du processus d’enregistrement qui dissuade les gens. Leur suggestion est donc de modifier l’architecture de choix en renversant la valeur par dĂ©faut de consentement explicite en consentement prĂ©sumĂ©. Chaque ressortissant serait alors un donneur Ă moins qu’il ne le conteste explicitement. C’est le cas en France. LĂ encore, Thaler et Sunstein Ă©vitent la discussion de principe ; ils se concentrent uniquement sur la façon dont l’architecture de choix peut ĂŞtre utilisĂ©e pour pousser les gens dans ce qui est prĂ©sumĂ© la bonne direction, sans s’interroger sur la valeur ontologique d’une intervention gouvernementale dans un principe aussi fondamental que l’intĂ©gritĂ© du corps humain et la libertĂ© de choix mĂ©dical, ni sur l’obligation d’information exhaustive et de consentement ou refus Ă©clairĂ© qui devraient aller de pair avec ce type de mesure, et les consĂ©quences morales de leur absence ou limitation.
L’idĂ©e la plus ambitieuse suggĂ©rĂ©e par les auteurs est celle de la privatisation du mariage. Le tollĂ© aux États-Unis sur le mariage homosexuel Ă l’époque de la publication de l’ouvrage (les annĂ©es 90), qui a Ă©galement fait dĂ©bat plus rĂ©cemment en France, peut ĂŞtre rĂ©solu selon Thaler et Sunstein en mettant fin aux lois qui rĂ©gissent le mariage dans son ensemble. Le mariage tel que nous le connaissons aujourd’hui est, selon les auteurs, une institution obsolète, et devrait ĂŞtre remplacĂ© par une union civile entre deux personnes sans connotation nĂ©cessairement familiales. Le mariage serait alors une affaire strictement privĂ©e qui ne pourrait ĂŞtre cĂ©lĂ©brĂ©e que dans des organisations privĂ©es (religieuses, culturelles, symboliques) mais n’ayant aucun impact sur la vie civile. MĂŞme la protection des enfants, qui est l’une des raisons de l’existence et de la pĂ©rennitĂ© du mariage officiel, n’est pas suffisante pour le prĂ©server selon les auteurs. Une union civile permettrait les mĂŞmes protections et consĂ©quences fiscales, mais pourrait ĂŞtre Ă©largie Ă d’autres types d’unions pas nĂ©cessairement basĂ©es sur la notion de « couple ». LĂ encore, Thaler et Sunstein Ă©vitent le dĂ©bat de fond, notamment sur la nĂ©cessitĂ© d’un certain contrĂ´le gouvernemental du mariage pour Ă©viter des situations comme le mariage frère-sĹ“ur et la polygamie, ou plus grave, sur l’âge minimum des mariĂ©s : avec une privatisation, il n’y aurait plus d’âge lĂ©gal limite pour les mariages (religieux par exemple) bien qu’il en existe un pour l’union civile et les relations sexuelles. Dans cette situation, il serait possible pour une enfant de 9 ans d’Ă©pouser un homme de 52 ans. Troisième objection possible, le mariage officiel n’est pas seulement reconnu au niveau national, mais aussi international. L’union civile entre deux partenaires rendrait difficile la dĂ©termination de la nature d’une relation. Dans un mariage, le lien est clair, mais dans une union civile le motif n’a pas d’importance. En cas de migration, de succession internationale ou de regroupement familial, ce « flou » juridique » pourrait entraĂ®ner Ă tout le moins d’importantes complications. Les auteurs ont conclu sur les questions Ă©conomiques que la plupart des gens n’Ă©tait pas en mesure de juger rationnellement et pouvaient ĂŞtre « nudgĂ©s » dans la bonne direction, mais pour le mariage, ils s’attendent Ă ce que ces mĂŞmes humains aient des idĂ©es claires et informĂ©es sur ce qu’ils veulent, comme la rĂ©partition de la responsabilitĂ© financière et les obligations de leur union civile. Le mariage officiel, qui pourrait pourtant ĂŞtre perçu comme un nudge avec tous les accords standards comme paramètres par dĂ©faut pour une relation durable, leur semble inacceptable. Il convient donc de nuancer la portĂ©e sociĂ©tale de cette thĂ©orie, qui semble tout Ă fait bienveillante dans certains domaines (Ă©conomique, administratif, santé…) mais plus questionnable sur d’autres.
En conclusion, le nudge semble donc ĂŞtre un concept ambigu. Comme Thaler et Sunstein le reconnaissent, il peut ĂŞtre utilisĂ© pour faire le bien autant que pour nuire. Ils reconnaissent que la rĂ©cente crise financière a Ă©tĂ© causĂ©e en partie parce que les gens ont achetĂ© des produits financiers qu’ils ne comprenaient pas et ont Ă©tĂ© exploitĂ©s. Ils ont Ă©tĂ© nudgĂ©s dans de mauvaises dĂ©cisions. Cependant, alors qu’ils font des propositions pour rĂ©former le marchĂ© du point de vue du consommateur, ils ignorent complètement les banquiers, ces architectes des choix financiers qui ont fabriquĂ© les produits Ă l’origine de la crise financière. D’une certaine manière, les banquiers qui gagnaient des salaires Ă©normes ont Ă©tĂ© poussĂ©s Ă prendre de gros risques sans ĂŞtre suffisamment responsabilisĂ©s. Pourrait-il exister des « mĂ©ta-nudges » qui aideraient les architectes de choix Ă prendre de meilleures dĂ©cisions ? On peut bien sĂ»r envisager des nudges qui fonctionneraient comme des freins et contrepoids, mais Ă la fin, on en revient toujours Ă la moralitĂ©. Dans le dernier chapitre oĂą les auteurs discutent de certaines de ces objections, ils dĂ©crètent que les nudges des organisations privĂ©es sont plus dangereux que ceux des organisations publiques, car ces dernières ont l’intention fondamentale de faire le bien de la sociĂ©tĂ©. C’est nier la possibilitĂ© de malveillance ou intĂ©rĂŞts privĂ©s dans la gestion publique, ce qui semble Ă tout le moins utopique. Ils expliquent qu’un architecte n’arrĂŞtera pas de concevoir des bâtiments en cas de conflit d’intĂ©rĂŞts avec ses clients. Selon Thaler et Sunstein, un architecte de choix est exactement dans la mĂŞme position, des conflits d’intĂ©rĂŞts peuvent survenir, mais ne devraient pas ĂŞtre une excuse Ă l’inertie. Il serait irrĂ©aliste de s’attendre Ă ce qu’ils trouvent une solution dĂ©finitive Ă la faillibilitĂ© humaine, mais l’aspect paternaliste de leur paternalisme libĂ©ral semble un peu maigre. Le jugement moral paraĂ®t presque absent non seulement dans leur traitement de la crise financière, mais aussi dans de nombreux autres domaines dans lesquels ils suggèrent d’utiliser le nudge, soutenant que toute personne qui manipule sans scrupules les autres pour un gain personnel finira par ĂŞtre dĂ©masquĂ©e. Un concept dont il faut donc tenir compte, pour mieux comprendre son entourage (sa famille, ses amis, ses clients, ses employĂ©s…) et Ă©ventuellement l’influencer positivement, mais Ă questionner et utiliser toutefois Ă la lumière de sa propre moralitĂ©.
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